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Bonne lecture !

JAYBY 

​

Privée de choc... et de charme

I

 

Vendredi, dans la matinée.

 

Jayby monta sur scène, et comme à l’accoutumée, elle donnait de sa personne… On prendra cette expression au premier ou au second degré.

 

Le plateau dépourvu de tout décor ne comptait qu’un pied de micro sur lequel reposait l’accessoire relié à un fil. La poursuite du projecteur se prolongea quelques secondes, donnant au public un petit frisson de suspense. Il était naturel qu’il en aille ainsi, le cabaret ne produisait que des stars plantureuses aux voix sensuelles. Cette petite mise en jambe allait avec la suite du show.

 

Jayby, de son nom d’artiste, entra dans le cercle de lumière. Solaire. Éblouissante. Magnifique. Elle accorda son la au retour, puis, dans un souffle, entonna une revisite de « Physical » interprétée originalement par Olivia Newton-John. Si la note du jury n’avait pas été portée sur la fiche, d’aucuns ne sauraient qu’il s’agissait de cette chanson sauf les oreilles affinées.

La voix, un brin cassée, de la chanteuse coulait sur son auditoire en émoi. Au refrain, les cravates entravaient le cou de ces messieurs chez qui la sève montait graduellement.

« Je te livre mon physique, mon physique

Devenons électriques

Entendons nos voix animales

Nous faire du mal »

 

Laissant planer un silence chargé de sensualité, la chanteuse reprit le refrain en jouant lascivement avec la pointe de sa robe. Sa tenue de charme épousait à la perfection ses fesses rebondies, mettait en avant sa poitrine opulente et renforçait l’effet ventre plat. Le rouge pailleté du tissu se conjuguait au blond platine de ses cheveux lissés, et au bleu lagon de ses yeux en amande.

L’ensemble des juges se composait essentiellement d’hommes. Âgés de trente à soixante ans environ, ils griffonnaient sporadiquement sur leur calepin. L’un d’eux prit la parole :

— Très bien, Mademoiselle, votre prestation a, apparemment, été appréciée. Maintenant, dites-nous pourquoi nous devrions vous choisir vous, et pas une autre concurrente ?

— Parce que je couche si nécessaire, argua-t-elle avec assurance avant de reprendre le refrain à capella en clignant d’un œil. Et aussi parce qu’en plus d’avoir une voix, j’ai le sens de l’humour. Je vous remercie, Messieurs ! salua-t-elle de la main.

La vision du postérieur s’en allant vers les loges instilla d’autres scénarios aux hommes assis  sur les strapontins que le spectacle musical.

Certains s’offusquèrent de la sortie de scène, l’autre contingent s’en satisfaisait.

 

Dans les loges, Jayby se rhabillait. Elle ôta le fard de ses joues, le dégradé de bleus de ses paupières et essuya le rouge à lèvres scintillant de sa bouche parfaitement dessinée. Un élastique tout simple enserra sa tignasse en une queue-de-cheval banale. Maintenant en jean et sweat-shirt, son pas allègre la porta vers l’entrée de la station de métro la plus proche.

Elle balayait les environs de coups d’œil circulaires en descendant l’escalier. Personne ne la suivait, c’était sûr.

Ses doigts pianotèrent sur son téléphone. Elle attendit la réponse. Un sourire timide lui barra le visage.

Elle avait gagné la première manche.

Comment articulerait-elle la seconde ? Là, il faudrait ruser.

La rame de métro s’arrêta. Un courant d’air frais emporta les papiers du quai, et les utilisateurs s’y engouffrèrent comme des sardines dans des boîtes.

 

***

Un peu plus tard.

 

Dans son appartement du XV° arrondissement, Jeanne-Belle salua la concierge, retourna son bonjour à son voisin avant de tourner la clef de chez elle. Elle s’affala sur la banquette de l’entrée dans l’espoir de récupérer un peu d’énergie, mais son téléphone ne lui offrit qu’un court répit.

— Jay ! Ma puce, alors ? Dis-moi tout !

— Marvin ! Tu pourrais me laisser respirer ! On va dire que ça s’est plutôt bien passé pour une novice.

— Tu plaisantes ! Dix ans de conservatoire, on a vu pire comme novice. Bon, on s’en fout, non, revenons à ce qui nous intéresse vraiment. Tu as un os à ronger ?

— Non ! Que des croquettes sans goût. Que veux-tu que j’ai aujourd’hui ? L’audition a été plus que rapide. Les chanteuses ont toutes utilisé la même loge, donc, je n’ai rencontré personne.

— Et dans le jury ? Ils t’ont paru comment ?

— De gros vicelards en manque, tonitrua-t-elle.

— Génial, c’est sur la bonne voie.

 

Marvin raccrocha au bout d’un long interrogatoire en règle. Pour un flic, une attitude tout à fait normale.

 

Jayby reprit sa véritable identité. Jeanne-Belle se plongea dans un bain moussant.

C’était ainsi qu’elle aimait rassembler ses idées.

 

Des souvenirs remontèrent en humant le parfum de pin des Landes qui ressortait des bulles. Elle en avait parcouru du chemin depuis sa rencontre avec Marvin.

Elle vendait ses charmes au plus offrant sur le littoral, aux heures où plus une personne respectable ne fréquentait le bord de mer. Il l’avait coincée entre deux rues sombres. Si elle acceptait de l’aider à serrer un type, en échange, il paierait le double d’une passe plus une nuit à l’hôtel, petit déjeuner compris. De fil en aiguille, elle usait de ses charmes à des fins policières plus que charnelles. Ayant de bonnes bases scolaires, elle avait fini par céder à son flic de choc en préparant un diplôme de détective privée. La vie de la rue ne lui manquait pas. Enfin un autre monde s’ouvrait, quelque chose de stable, de correct. Elle n’aurait désormais plus peur de rentrer chez ses parents. Car jusque-là, la honte la contraignait à décliner les invitations de sa famille. Peu à peu, elle avait coupé les ponts, et le temps était passé.

 

Son ami fut muté à Paris, elle le suivit et ouvrit sa propre agence. En dix ans, elle avait résolu de nombreux casse-tête. Naturellement, la police faisait appel à elle lorsque toutes les subtilités du métier avaient été écumées. Car Jayby possédait une façon très… personnelle d’appréhender les meurtres et autres affaires de mœurs. À chacun ses petites manies ! Elle, c’était l’attaque tout en finesse. Le charme, la grivoiserie, avec aussi une touche d’immoralité due à son ancienne vie.  

Elle admettait que cette affaire-là dépassait de loin celles qu’elle avait déjà dénouées.

 

Le club très fermé « L’arabesque » faisait couler de l’encre. Leur chanteuse phare, Hélène Sorelle était portée disparue depuis trois semaines. Les seuls indices récoltés par la police étaient :

- Un escarpin solitaire abandonné dans sa loge

- Une trace de sang sur son miroir

Le reste n’entrait pas en considération. La petite pièce paraissait en désordre, un peu trop en désordre, pourtant, tous les témoins s’accordaient à dire que la diva du cabaret vivait ainsi.

Après de minutieuses fouilles, des interrogatoires musclés, une intrusion dans l’existence de la chanteuse, les recherches demeuraient au point mort. Rien ne présageait sa disparition. Elle habitait près du cabaret avec ses deux chats. Son palmarès amoureux donnait des envies de suicide à quiconque avait une libido. Comment une aussi belle jeune femme pouvait-elle n’avoir aucun prétendant ?

 

Tout cela tournait en boucle dans la tête de notre chère détective. En soufflant sur la mousse de son bain, les idées se percutaient. Elle finit par abréger ses ablutions. Vêtue d’un peignoir en coton bouclé, son image dans le miroir en pied l’amusa. Suavement, elle improvisa un strip-tease sulfureux. Son corps parfait se dessina sur le tain. Elle admira ses seins hauts et fermes dont les aréoles rondes, avec en leur centre ses tétons rigides dus à la différence de température entre la salle de bains et le couloir plein de courants d’air, venaient compléter son physique de déesse. Soudain, un flash brouilla son inspection. Elle se précipita dans une autre pièce en renouant sa ceinture.

Son bureau ressemblait à un sanctuaire ordonné. Par dizaine, des étagères portaient des dossiers numérotés et datés. Jayby déplaça deux boîtes, se saisit d’un dossier dans le carton, puis relut minutieusement le compte-rendu de Marvin. Aussi pointilleux qu’elle, il consignait tout, vraiment TOUT dans une note qu’il copiait en plusieurs exemplaires, et ce pour toutes les affaires dont il avait la charge.

 

La privée sourit, remit les papiers en ordre et alla se coucher.

 

***

 

Vers vingt-trois heures, le même jour.

 

Les yeux grands ouverts, en travers de son lit, le cerveau en ébullition, elle n’y tint plus. Cette histoire la turlupinait plus que celle des Matrones de Vincennes[1]. En général, lorsque l’insomnie la gagnait, il lui suffisait de s’adonner à son sport favori, c’est-à-dire, utiliser son ami Bébère. Nom donné à son vibromasseur lors d’une partie fine. Ce soir, le long membre en plastique la narguait sur la table de chevet.

— Saloperie, cracha-t-elle dans sa direction.

Car le jouet ne lui avait donné aucune satisfaction. Inséré en elle un moment avant, il grésillait sans lui apporter le réconfort attendu. Après tout, ce n’était qu’un morceau de latex, imitant certes le phallus, mais ni plus ni moins qu’un objet !

Le manque de sexe chez Jeanne-Belle se traduisait par une irritabilité croissante à partir de deux semaines d’abstinence. Si son ami comblait le vide entre deux aventures, il arrivait un temps où rien ne remplaçait un corps chaud et une langue humide chatouillant sa peau. Et là, il y avait urgence. Sa dernière sauterie remontait à environ trois semaines. Rien de palpitant. Un type rencontré en boîte de nuit qui, au demeurant, paraissait vigoureux, et qui s’avéra le plus mauvais coup de tous les temps. Les jours avaient filé à toute allure entre cette passade et l’instant présent, ne lui laissant aucun répit pour la bagatelle. Pourtant, son esprit ne réclamait rien, par contre, son corps, en contradiction avec son mental, clamait haut et fort une dose d’endomorphine.

 

Tout d’abord, elle se dit qu’un tour dehors ramènerait sa libido à zéro, mais une fois debout, une autre idée lui vint. Autant joindre l’utile à l’agréable. Puisque le factice ne la contentait pas, le réel saurait peut-être y parvenir.

 

***

Vers minuit, la même nuit.

 

Un taxi l’attendait en bas de son immeuble haussmannien typique du quartier.

 — À l’Arabesque, s’il vous plaît.

Le regard du chauffeur s’arrêta sur la robe en strass noire de sa passagère et fit une pause sur le rouge à lèvres carmin de sa bouche en cœur.

— Vous ne connaissez pas l’adresse ? s’irrita-t-elle quand elle se sentit épiée comme du gibier.

— Si, si, bien sûr, bafouilla le chauffeur avant de reprendre sérieusement, les jolies filles doivent faire attention là-bas, vous le savez ?

— La jolie fille vous dit : conduisez et fermez-la !

À la réflexion, elle voulut en savoir plus sur cette recommandation pour le moins curieuse. On était vendredi soir, et les Parisiennes ne restent pas cloîtrées chez elle le week-end ! Alors, pourquoi ce type lui proférait-il un tel conseil ?

— Hé !

Le chauffeur était reparti dans un autre monde, sa musique obtenait toute son attention.

— Hé ! redit-elle énervée.

— Ouais ? Quoi ? Elle veut quoi la p’tite dame ?

— La p’tite dame voudrait savoir pourquoi c’est dangereux d’aller à l’Arabesque ?

Le feu passa au rouge donnant tout le loisir au chauffeur de se retourner, trop content de partager ses potins. Il déblatérait des inepties du genre « la meuf s’est fait enlever par les extraterrestres si ça se trouve, c’est pour ça qu’on retrouve pas le corps. »

Un coup de klaxon interrompit le flot de paroles qu’on aurait dit sans fin tant il parlait, parlait, parlait… pour ne rien dire. Des extraterrestres ! Et pourquoi pas des petits bonhommes  à quéquette verte en prime ?! Les gens avaient de ces idées parfois.

Le reste du trajet se termina dans le silence saupoudré d’une musique rap. Le chauffeur louchait sur son rétroviseur furtivement, espérant trouver les réponses que tout le monde dans Paris se posait. Exorciser ses craintes en blablatant semblait une thérapie. Surtout lorsqu’une passagère semblait s’intéresser sérieusement à ses supputations.

 

***

Un quart d’heure plus tard.

 

Le cordon de sécurité de l’Arabesque mesurait au moins vingt-cinq mètres de long. La foule s’agglutinait, et dans la file se mélangeaient les curieux – ceux qui lisaient les journaux quotidiens – les habitués, les nouveaux venus, etc.

L’agent de sécurité murmura quelque chose à son oreillette dès que Jayby apparut. Ses muscles bougeaient aisément sous sa veste noire, déclenchant des bouffées de chaleur chez les demoiselles pourtant très peu habillées pour la saison.

— Monsieur Desmoulins vous attend, Mademoiselle Jayby.

Très étonnée, mais cachant sa surprise, car le directeur n’était pas parmi le jury le matin même ; elle s’arma de courage et suivit le vigile dans l’antre convoité. Au passage, Jayby commençait à faire son marché. Le beau spécimen noir tout en muscles comblerait sûrement ses désirs. La protubérance au niveau de sa braguette augurait le coup du siècle. Elle qui rêvait de se taper un black depuis des lustres, ce bel étalon ferait l’affaire. Un coup d’œil sur son fessier lui apprit qu’il n’y avait rien à jeter derrière non plus. Discrètement ses doigts frôlèrent le postérieur. Un regard noir lui intima de retirer illico sa main baladeuse qui trainait encore à cet endroit.

Merde ! se dit-elle. Le poisson ne mordait pas à l’hameçon. Ce fut elle qui fut ferrée, il lui captura le bras et l’escorta à travers le club bondé en slalomant entre les gens.

 

Une multitude de personnes s’attroupait autour d’une chanteuse au rez-de-chaussée, quant à l’étage, où on la conduisait, l’ambiance était plus cosy. Une musique d’ambiance cadençait les conversations intimistes. Des fauteuils en velours bleu nuit cernaient des tables basses en verre sur lesquelles les bouteilles de champagne millésimées côtoyaient les meilleurs crus de vins.

Monsieur Desmoulins s’avança galamment vers Jayby, lui présenta son bras qu’elle accepta en se laissant guider vers une table. Elle le reconnut tout de suite alors qu’elle ne l’avait jamais vu, car sa tablée se leva en même temps que lui. Signe distinctif flagrant qu’il s’agissait du big boss.

Familière de ce monde, elle progressa sans peine à travers les autres clients. Quelques battements de cils, un sourire, un hochement de tête par-là, et en un éclair, la moitié des hommes se couchait à ses pieds.

— Ma chère, votre prestation de cet après-midi a été plébiscitée par notre jury.

— Je n’ai jamais douté de mon talent, assura-t-elle. Les autres n’avaient aucune chance, c’est pour cela que je suis ici ce soir. Pour vous prouver que je suis la chanteuse qu’il vous faut. Donnez-moi un micro.

Plutôt qu’aller faire son marché, Jayby opta pour faire avancer l’enquête. Bien entendu, si une occasion se présentait, elle sauterait dessus, au propre comme au figuré. Pour l’heure, elle préparait une attaque de front, une petite mise en scène de son cru afin d’embobiner Desmoulins.

Le directeur appela d’un doigt un homme de main, celui-ci s’inclina à la façon d’un serviteur. Aussitôt, le micro sans fil surgit de nulle part.

Le silence se fit dans le cabaret entier. Même la chanteuse du niveau en dessous se tut.

 

Jayby glissa sur le sol, féline, intrigante. Elle disposa ses longs cheveux blonds sur l’épaule gauche, resserra le micro de la droite. Théâtraliser la chose et mettre son public en haleine. Elle connaissait le scénario par cœur, c’était presque son empreinte. Idem à l’audition, elle tint la foule par sa voix éraillée et son déhanché torride, et poussa le vice à s’asseoir sur les genoux d’un homme dont les attributs gonflaient au fur et à mesure de la partition.

Un tonnerre d’applaudissements retentit. L’Arabesque entrait en émoi, redemandant une autre prouesse. Mais la diva déclina, puis remercia tout le monde.

— Monsieur Desmoulins dévoilera sous peu les horaires des prochains shows, formula-t-elle, toujours aguicheuse.

Elle retourna à sa place, plantant son regard bleu dans celui pernicieux de l’homme assis. À l’image de ses collègues, il desserra son nœud de cravate quand elle se rapprocha insolemment de son oreille.

— Je suis ouverte… à tout, Monsieur Desmoulins… à la condition que vous m’accordiez une faveur.

— Laquelle ?

Les mots du pauvre homme s’engorgeaient. Il réussit à rajouter :

— Tout ce que vous voulez.

— La loge d’Hélène Sorelle.

— Elle est à vous. Dès ce soir, ses affaires auront disparu. La police a donné son aval pour récupérer les lieux.

Jayby continua sur sa lancée de femme fatale. Sa main se posa sur la cuisse de son futur boss. Elle s’abstint de remonter plus haut, restant dans la lignée du personnage qu’elle campait. Allumer sans consommer. Néanmoins, son envie de croquer n’importe quel mets la titillait encore. Une visite furtive vers l’aine de son futur patron lui permit d’évaluer la qualité  de la viande. La note qu’elle lui attribua oscillait entre le 15 et le 16/20. Elle s’en tint à ce commentaire mental, et poursuivit :

— Non, s’il vous plaît, minauda-t-elle, Hélène était mon modèle, garder ses tenues serait un honneur pour moi.

— Bien, adjugé ! La femme de ménage rangera avant votre arrivée de… demain ?

Les rôles s’inversaient, elle venait de prendre l’avantage.

— Encore une faveur, susurra-t-elle, j’adorerais farfouiller dans son bordel.

— Pas de problème.

Jayby appuya ses lèvres peintes sur la joue de Desmoulins, ce dernier était au bord de l’explosion quand elle les retira.

— À demain, 17 heures, lui confirma-t-elle un rendez-vous qu’elle seule avait convenu.

 

***

Quatre heures du matin, la même nuit.

 

Jeanne-Belle Barnard réintégra son lit, et cette fois, à peine ferma-t-elle les yeux que le sommeil la happait. Le feu de son corps s’était éteint avec la fatigue. 

 

Elle dormit donc seule, et d’une traite jusqu’à onze heures du matin. Un café serré, deux tartines, elle pétait la forme. Son entrejambe suinta à la vue d’un mâle torse nu sur une publicité, lui rappelant que son envie de sexe perdurait.

— Allô !

— Salut, mon cœur !

— Marvin ! Qu’est-ce que tu veux, mon pot de colle adoré ? Une pipe ?

Cette réflexion doubla son désir d’être possédée par un homme, un vrai.

— Arrête, tu me fais rêver ! Non, sérieux ! J’étais à l’Arabesque hier soir, et sur ma vie, je n’ai jamais entendu de voix aussi belle que la tienne.

— Dix ans de conservatoire, ce n’est pas toi qui l’as souligné ?

— Je croyais que c’était du bidon.

— Sache que je ne mens jamais ! Donc ? Tu voulais…

— Savoir pourquoi tu t’es retrouvée sur le trottoir.

À l’autre bout du combiné, Marvin sentait que la conversation déviait vers des sujets tabous pour sa collègue. Seulement, il fallait bien trouver un dérivatif à ses fantasmes. Jamais il ne l’avait touchée, par manque d’opportunité sans doute ou simplement parce que briser leur relation comme elle était lui semblait une offense. Premièrement parce qu’il l’avait sauvée des griffes des macs, et que leurs liens fusionnels ressemblaient au regard de tous à de la fratrie et non à des sentiments amoureux depuis son exfiltration. Deuxièmement parce que le courage lui faisait défaut. Elle l’impressionnait. Elle était si belle, si inaccessible pour un simple flic comme lui. Et troisièmement parce qu’il avait peur. Peur qu’elle ne lui appartienne pas totalement. Jay ne se contentait pas d’un homme, elle aimait jouer, s’offrir les plaisirs de la luxure que son ancien métier lui refusaient. Désormais, elle choisissait selon ses goûts, et bizarrement, selon les tendances du moment. Tour à tour, elle sortait avec des hipsters, ces mecs à la barbe taillée et au look improbable ; avec des types BCBG bourrés de thunes ou des petits puceaux qu’elle dévirginisait joyeusement. Alors, lui Marvin Bolt, flic officiant au 36 comme disent les habitués de la maison, que ferait-elle avec un mec pareil ?

La voix envoûtante de Jay le reconnecta au présent.

— Ça n’entre pas dans mon domaine de confidence, mais si tu veux savoir si le big boss Desmoulins me mange dans la main, c’est oui. Il m’attend à 17 heures pour la première de ce soir.

Marvin trépignait à l’autre bout du fil, une seule question lui brûlait les lèvres.

— Ben, vas-y, pose-la, Marvin !

— Allez ! Arrête de me faire languir. Tu l’as ou tu l’as pas ?

— Oui, cria-t-elle dans le combiné. Apprends une chose, mon flic préféré : je ne lâche jamais rien.

— On se voit dans la semaine pour un débriefing à la maison.

La « maison » pour Marvin se situait au 36, Quai des Orfèvres. Cet homme vivait pour et par son métier. Jeanne-Belle se questionnait souvent sur ses activités extra-professionnelles, si elle refusait de lui avouer les circonstances qui l’avaient menée sur le trottoir, lui taisait tout de sa vie personnelle. Mis à part qu’il détestait les petits pois. Cette information ne lui servait pas à grand-chose. À chaque fois qu’il se présentait l’occasion de lui tirer les vers du nez, il prenait la tangente, prétextant un rendez-vous professionnel ou une quelconque autre raison l’obligeant à partir. Elle aurait aimé le connaître mieux, savoir comment il construisait sa vie jour après jour, s’il avait des amis ou un poisson rouge.

Leur relation stagnait, elle demeurait au point I comme initiale.

Le I étant le jour de sa renaissance, celui de sa fuite. Jusque-là, Marvin avait été le flic rêvé pour une pute. Il n’exigeait d’elle que des informations sans compensations charnelles. Tandis que ses collègues lui passaient dessus sans vergogne, il lui témoignait douceur et réconfort lorsqu’un client la malmenait. Il pansait ses blessures, celles du corps en la soignant et celle de l’âme en écoutant ses misères.

Petit à petit, un rapport fraternel s’était établi entre eux. Il la sauvait. Elle le remerciait en lui procurant des renseignements. Sauf que l’affection muait en un sentiment plus fort. Son cœur le faufilait graduellement telle une toile d’araignée voulant attraper sa proie sans prévenir.

L’amour.

Ce traitre trouvait son chemin au milieu des discussions anodines, des frôlements, des baisers chastes. Au fur et à mesure, le contact physique avec Marvin devenait prégnant. Il la touchait, son cœur battait la chamade. Il sifflotait, elle fondait pour sa voix. Leur collaboration tendait à devenir pratiquement quotidienne depuis l’affaire des Quais vides[2]. Ils avaient concouru à arrêter les méchants en combinant leurs deux techniques, celles de la privée de charme et du flic de choc. Jayby avait failli y passer, et Marvin, en chevalier servant, s’était précipité lui sauvant la vie et mettant la sienne en danger. La balle avait heureusement ricoché. Aucune perte fut à déplorer, ni du bon ni du mauvais côté.

La privée se massa le bras à l’endroit précis où son policier favori lui avait laissé la marque de ses doigts ce jour-là en la poussant sur la berge. Elle ressentait encore sa chaleur irradier son corps à son contact. C’était bon, c’était doux et rassurant. Elle se sentait en confiance avec lui, dans les pires situations, une sorte de communion inexplicable prenait les manettes et les conduisait à oser l’impensable. Et à chaque fois, ils s’en sortaient indemnes.

— Bisous, ma belle.

Jayby cligna des paupières en entendant le mot « bisou », pensive, elle raccrocha à son tour. Un coup de poignard transperçait ce stupide organe dans sa poitrine.

 

Son spleen disparut rapidement, les diverses tâches à accomplir avant sa grande entrée sur scène ce soir accaparèrent son esprit. Son esthéticienne l’attendait de pied ferme dans moins d’une heure, elle s’attela donc à s’habiller.

 

L’air frais, vivifiant d’une belle matinée de printemps procura à l’enquêtrice un regain d’énergie.

Elle marchait d’un bon pas quand deux ambulances, sirènes hurlantes, pourfendirent la  rue Vaugirard. Les véhicules de secours traçaient leur route vers l’hôpital Necker, déclenchant un flot de souvenirs chez Jayby. Elle revit le jour où… Et puis non ! Elle ne souhaitait pas se souvenir de l’épisode tragique d’une nuit aux urgences. Machinalement, son index passa sur la cicatrice de sa clavicule. Le retour au passé la meurtrit, une tristesse infinie se peigna sur son visage. Elle s’immobilisa devant une vitrine.

 

Son reflet la surprit. Une fraction de seconde, son cerveau amalgama la nouvelle Jayby à l’ancienne, la pute prête à se donner au plus offrant. Ici, à Paris, elle était toujours Jayby, mais l’enquêtrice de charme et de choc. Les réminiscences de jadis furent balayées en observant sa silhouette plus belle qu’avant. Ses cheveux cascadaient sur son dos, d’un blond éclatant grâce aux soins de Niven, son coiffeur. Son inspection s’arrêta sur son visage, vivant, parfait, plus aucune ecchymose ne trahissait les ravages de son ex-profession. Ses yeux légèrement fardés relevaient le bleu intense de ses iris. Et son sourire aux lignes impeccables montrait au monde la femme déterminée qu’elle était devenue. Sa mélancolie se dissipa rapidement. Elle reprit sa marche jusque chez Maryloo, l’esthéticienne.

 

Jayby consulta sa montre vers seize heures. Entre les soins pour le corps, sa visite chez le coiffeur, elle n’avait pas vu les heures défiler. Le taxi sonnait déjà à l’interphone à son retour. En vitesse, elle déposa ses sacs, avala une tasse de café froid et dévala les deux étages.

Coïncidence ou pas, le même chauffeur conduisait. Il parut heureux de la revoir.

— Un pote m’a dit qu’elle déchire la nouvelle chanteuse, lui lança-t-il en riant.

 

 

 

[1] Autre enquête.

[2] Autre affaire.

II

 

L’Arabesque ouvrait ses portes au public à vingt heures les samedis. Donc dans trois heures le cabaret se remplirait. Dans trois heures, la voix de la nouvelle chanteuse inonderait les murs, mais avant, la privée mènerait l’enquête. Elle comptait bien en profiter pour fouiller la loge de son prédécesseur.

Desmoulins l’avait accueillie avec une déférence à vomir, ses mains baladeuses avaient couru sur ses hanches quand il l’avait embrassée en guise de bonjour. Finalement, l’envie de sauter sur n’importe qui s’était estompée. Pour elle ne savait quelle raison, ce type ne l’attirait pas. Il possédait néanmoins tous les atours du mâle parfait. Une belle stature, des épaules carrées, un style vestimentaire classe et une coupe de cheveux soignée, malgré la liste non exhaustive des qualités du directeur, ce je-ne-sais-quoi la repoussait presque.

— Je compte sur vous, Jayby. Vous allez nous régaler, mon petit.

Elle pouffa au surnom surprotecteur. Voilà la raison de sa répulsion. Desmoulins ressemblait à son père, un brin pincé, mais profondément paternaliste. La comparaison lui troua le cœur. Quand aurait-elle le cran de parler à ses parents ?

— Je ne vous décevrai pas, Monsieur Desmoulins, lui répondit-elle. Veuillez m’excuser maintenant, je dois chauffer ma voix et me changer.

Son patron l’encouragea de nouveau et appela quelqu’un au fond du couloir.

 

Enfin dans la loge, Jayby put s’occuper des affaires urgentes, soit fouiller l’univers d’Hélène. La pièce n’était pas bien grande, mais suffisamment pour posséder un dressing à faire pâlir une femme et une salle de douche privée. Cependant, on ne pouvait se représenter les dimensions réelles du lieu, car un bazar innommable régnait ici. Une chatte aurait perdu ses chatons là-dedans.

Les cotons de démaquillant remplissaient la poubelle, les costumes de scène, éparpillés un peu partout se froissaient sur une chaise ou dans un coin à même le sol. L’inventaire prendrait des heures. Comment répertorier les dizaines de robes, jupes, hauts, et… Jayby enroula une mèche de cheveux blonds autour de son index manucuré de frais. Elle se griffa le menton par inadvertance, puis se remobilisa. Son petit calepin tiré de son sac à main, elle entreprit de décrire par écrit ce foutoir en inscrivant en gros deux mots précédés deux plusieurs points d’interrogation. Comment se pouvait-il que… Et elle passa à autre chose.

 

Dans le dressing, une horde de chaussures s’alignaient par paires sur des étagères laquées noires. Dans ce bordel résidait une parcelle d’ordre. Et quel ordre ! Classées par couleur, par taille de talons, par créateur, les chaussures étaient mises en valeur par des lumières.

Un véritable magasin.

Une paire de Louboutin de toute beauté impressionna notre privée. Elle caressa amoureusement le cuir du dessus. Dans ce rangement improbable vu le désordre ambiant, on ne pouvait que noter l’absence d’un escarpin sur l’une des rangées. Un escarpin basique, une chaussure que l’on se procure chez n’importe quel chausseur. Jayby s’en empara et l’observa sous toutes les coutures. La pointure l’interpella. Du quarante-deux et demi. Une taille gigantesque pour un pied féminin ! Néanmoins, à notre époque, beaucoup de femmes dépassent  le mètre quatre-vingt et chaussent du quarante-deux… et demi. Finalement, pas tant que ça !

L’expertise des autres souliers fut une découverte palpitante avec l’autre chose. Non seulement Hélène possédait des pieds hors-norme, mais en plus, elle avait certainement des cors aux petits orteils, car les bords des chaussures étaient déformés. Pour quiconque ce détail n’avait pas d’importance, sauf pour Jayby.

La fouille avançait progressivement, donnant à la privée quelques indices. Une demi-heure avant son entrée en scène, elle se dépêcha de revêtir sa tenue et de se maquiller. Elle brossa ses cheveux, puis alla à l’endroit prévu afin d’entamer son tour de chant.

 

Le club regorgeait d’illustres inconnus et de personnalités célèbres dans le milieu de la musique. Le téléphone arabe marchait plus vite à Paris que les textos. Des figures emblématiques sirotaient un verre, détendues, en attendant le clou de la soirée. Juste avant un couple de danseurs les avait conquises avec un spectacle de tango. La chorégraphie sensuelle dispensée en préambule échauffait déjà les esprits. Les projecteurs pourvus de filtres rouges aidaient à faire monter la température intérieure. Alors, lorsque Jayby envahit la scène le souffle de la foule se suspendit, et l’Arabesque prit encore quelques degrés. Femmes ou hommes, sa beauté les ensorcelait. Une robe damée de losange rouge foncé et rouge clair gainait ses attributs féminins, sublimant sa poitrine opulente grâce au décolleté en V arrivant vers son estomac ; magnifiant ses hanches généreuses et dévoilant deux tiers d’une jambe galbée dans un bas noir. Les strass reflétaient des points sur le public en ébullition. Jayby usait de ses charmes auprès des messieurs, et jouait avec les nerfs de leurs épouses.

Voguant entre la scène et les tables, sa voix se modulait sur les accords harmonieux de la bande-son. Le show arriva à son apothéose quand les notes de « Physical » emplirent les enceintes. Les acclamations du public, les sifflements, les applaudissements ; un tollé déferla dans la salle jusqu’à la dernière note.

 

Avec la souplesse d’un fauve et la grâce d’un chat, la chanteuse évoluait encore au milieu des spectateurs déchainés afin de rejoindre la sortie. Les hommes en particulier se dressaient sur son passage, implorant un témoignage de tendresse. Calculatrice, elle se démena afin de combler le maximum de fans. Elle signa des autographes, embrassa quelques joues, et jeta son dévolu sur une groupie très appétissante. Un beau brun ténébreux à la carrure de rugbyman eut l’immense privilège d’obtenir un baiser… sur la bouche. Le public s’embrasa, la chaleur était à son comble à l’Arabesque. La température grimpa encore, car Jayby poursuivit son numéro en insérant délicatement sa langue dans la bouche ouverte. Le french kiss déclencha à nouveau l’exaltation.

 

Décrétant que la parenthèse devait se refermer, elle se désintéressa de sa proie, et partit en ondulant des fesses.

 

De dos, personne ne s’aperçut de son soulagement. La soirée était un franc succès, indéniablement. De loin, les cris hystériques résonnaient aux oreilles de la star.

 

***

 

Dans le couloir des loges, Desmoulins l’alpagua, bouleversant ses projets à court terme.

— Jayby, mon petit, vous êtes une fée. Hélène, paix à son âme, était extraordinaire, mais vous, vous êtes… comment dire ?

— Extra extraordinaire, compléta-t-elle. Alors son corps a été retrouvé ? Pauvre Hélène !

— Ah bon, son corps a été retrouvé ?

Desmoulins fronça des sourcils, il semblait perturbé ou peut-être étonné de la nouvelle.

— Je ne sais pas, dit Jayby, vous en parlez comme si elle était morte. Ce n’est pas le cas ?

Le big boss épongea son front avec un mouchoir tiré de sa poche de costume. Des larmes lui mouillaient les yeux.

— Hélas, personne ne sait. La police n’a pas résolu ce mystère, alors j’espère qu’un jour, elle réapparaîtra comme elle a disparu. Nous l’aimions tous beaucoup. C’est une grosse perte pour le cabaret, c’est aussi une amie que nous perdons.

Il enlaça Jayby franchement. Rien dans cette étreinte ne prêtait à confusion, il s’agissait juste d’une accolade amicale. On sentait la peine émaner de lui. Une lueur imperceptible s’alluma dans son iris gris. Jayby ne sut interpréter ce soupçon d’étrangeté. Que cachait donc le directeur de l’Arabesque ? Était-il lié de près ou de loin à la disparition de la chanteuse ? Les flics avaient pratiqué des interrogatoires, et selon eux, Desmoulins s’avérait l’exact contraire d’un filou. Le fisc n’avait rien à lui reprocher. Ses comptes étaient transparents comme l’eau claire, les contrats des employés verrouillés, bétonnés dans les moindres détails. Le big boss logeait au-dessus du cabaret, dans un trois pièces cuisine équipée. Son appartement ne regorgeait ni de somptueux tableaux ni d’objets coûteux. La décoration lui ressemblait, simple, fonctionnelle, tout en finesse.

— Encore bravo, Jayby, vous m’avez conquis de nouveau.

 

Sur quoi, il traversa le long couloir dans l’autre sens. Cette fois, le directeur ne l’avait pas touchée, juste cette tape bienveillante sur l’épaule, cette étreinte cordiale avait ponctué leur discussion.

La privée le considéra autrement que l’homme concupiscent de la veille. Elle l’observa encore s’éloigner. C’était un homme mûr, d’une cinquantaine d’années, bien conservé. Il se maintenait certainement en forme en pratiquant du sport puisqu’elle avait eu l’occasion de presser sa cuisse musclée.

 

La main sur la poignée, une voix apostropha Jayby. Une petite femme sautillait autour d’elle. Son surpoids considérable par rapport à sa petite taille ne la gênait pas. Elle trépignait d’impatience en attendant que la star du jour daigne lui accorder son attention. Vaincue par sa ténacité, Jayby lui demanda :

— Qui êtes-vous ? Je croyais que seul le personnel était autorisé à déambuler dans les loges et les coulisses.

— En effet, toutes mes excuses, je m’appelle Roxanne, la femme à tout faire ici, dit-elle en souriant. Si vous avez un service à demander, une requête particulière les soirs de shows, c’est à moi qu’il faut demander.

— Eh bien, Roxanne, enchantée. Je n’ai aucune exigence pour l’instant.

— Même pas un appel au ménage ?

Roxanne se mouvait dans tous les sens en parlant. Son parler se calquait sur sa façon d’occuper l’espace, donc rapide. Son débit de paroles donnait des acouphènes tant il était ininterrompu jusqu’à ce qu’elle cherche le terme exact qualifiant Hélène. Soudain, un éclair de chagrin la transfigura.

— Madame Hélène était si gentille, mais tellement…

— Bordélique ?

— Oui, rougit-elle, je n’osais pas le dire.

Jayby s’immisça dans la brèche en continuant de discuter.

— Vous savez, elle était mon idole. J’aimerais tant en savoir plus sur elle, enfin, pas ce qu’on raconte partout. Ce qu’elle aimait, ce qu’elle n’aimait pas, ses petites habitudes.

— Moi, moi, je peux tout vous dire, s’excita la petite femme. Si vous avez le temps, je vous raconterai tout.

— Et si vous m’accompagniez dans la loge. Je me changerai pendant que vous raconterez tout.

— Avec plaisir.

Les deux femmes pénétrèrent dans la pièce. Familière du lieu, Roxanne s’installa sur le canapé. Elle déplaça deux trois affaires, et se cala en bavardant pendant que Jayby se démaquillait devant le miroir auréolé de lampes. En reflet, elle répondait par des battements de cils à la femme à tout faire. Apparemment, Hélène manquait au club, non seulement elle parvenait à charmer son public, mais aussi ses collègues. Dépeinte comme un ange, elle semblait n’avoir aucun défaut.

— Des défauts ! rit Roxanne. Si, bien sûr, elle en avait. Mais ses qualités étaient tellement plus importantes.

Une larme s’écrasa sur la joue potelée de la femme. Tout à coup, elle se leva.

— Je reviens, ne bougez pas.

Jayby soupira, pourrait-elle être seule un instant ?! Elle tombait de fatigue, et son seul souhait était de fouiller et de rentrer chez elle.

 

Roxanne ne prit pas la peine de frapper et réintégra la loge avec un énorme album-photos.

— Tous les souvenirs de l’Arabesque se trouvent à l’intérieur, confia-t-elle comme un secret.

Les deux femmes s’assirent côte à côte sur le divan. À chaque page, Roxanne s’extasiait des prouesses d’Hélène, tantôt teinté de nostalgie, tantôt coloré de tristesse, son récit décrivait les étapes du cabaret. L’Arabesque, à ses débuts, avait connu des hauts et des bas. Surtout des bas. Le directeur peinait à trouver une chanteuse de talent. Les castings se succédaient, mais les concurrentes ne proposaient que des prestations fades, des titres ne collant pas avec le ton que Desmoulins souhaitait donner à son bébé.  

— C’est rigolo, parce que le jour où Hélène a capté l’attention du jury, Desmoulins n’était pas là. Comme avec vous.

— Ah, oui ! Et pourquoi ? s’intéressa Jayby.

Roxanne haussa les épaules.

— Un rendez-vous à la banque, je crois… un truc dans le genre. Bref, vaut mieux qu’il n’assiste pas au casting, parce que vous êtes la deuxième perle à chanter sans sa présence.

En tournant les pages, Jayby se tortura les neurones. Il y avait quelque chose de flou dans tous les clichés. Laquelle ? Le babillage de la femme à tout faire devenait une complainte à ses oreilles, elle n’écoutait qu’à moitié ses anecdotes. Puis, bim ! Le déclic !

— Pourquoi ne voit-on jamais Hélène et Desmoulins ensemble sur les photos ?

Roxanne eut un mouvement de recul, elle s’appuya sur le dossier en se raidissant.

— Eh bien, Roxanne, dites-moi, je vous promets de me taire. Je suis une tombe quand il s’agit de secrets.

— Je suppose que je peux vous le dire. Il n’y a pas de secret là-dedans, tous les employés sont au courant.

Jayby se concentra. Une information capitale la mettrait sur la voie. Elle avait bien fait de prendre son mal en patience et d’entendre le nombre incalculable de petits commentaires sans intérêt.

— Un jour, Desmoulins a convoqué Hélène dans son bureau… ils se sont disputés. On a entendu les cris à tous les étages. Hélène est ressortie en larmes, elle insultait le patron de tous les noms.

— Elle a voulu démissionner ?

— Oui, mais heureusement, Desmoulins a rattrapé le coup. Il ne pouvait pas la perdre. En une semaine, elle avait rempli les salles.

— D’où le fait qu’ils ne soient jamais ensemble sur les photos.

— Exactement.

— Mais avant cela, il n’y a pas d’images de la première par exemple ?

— Si, si. Attendez.

Roxanne retourna l’album. Sur le verso, une photo du cabaret lors de la première d’Hélène s’étalait en format maxi.

— Où est Desmoulins ? se renseigna la privée.

— Pas dessus, affirma Roxanne. Il avait préféré suivre la soirée de son bureau par superstition. Ensuite, il a jugé que cela fonctionné et s’enfermait tous les soirs dans son bureau. Personne ne devait le déranger sauf urgence. Et après la fameuse dispute, vous pensez bien qu’il n’allait pas se montrer. Alors dès qu’elle entrait sur scène, il se carapatait dans son bureau. Certains disent qu’ils voyaient Hélène y entrait après son show. On disait qu’ils s’étaient rabibochés… et même plus, si vous voyez ce que je veux dire.

— Très bien. Merci Roxanne. Vous me raconterai la suite une autre fois, excusez-moi, je suis vannée.

— Ah, oui… bredouilla-t-elle. Je suis trop bavarde. Bonne nuit, Jayby.

 

***

Nuit de samedi à dimanche.

 

Vers quatre heures du matin, Jayby renfila ses habits de Mademoiselle-tout-le-monde-bon-chic-bon-genre et remonta chez elle.

Épuisée, courbaturée après cette journée harassante, son lit ne fit qu’un avec elle. Enroulée dans la couette, la sonnerie du téléphone la tira de ses songes tôt le matin.  

— Allô ! Qui est-ce ?

— Devine ! Un indice : un homme charmant qui souhaiterait te nourrir à domicile. Pain au chocolat ou croissant ?

— Marvin, il n’est que dix heures ! Je te déteste. Les deux.

Elle raccrocha et replongea dans ses draps tous chauds.

 

Sitôt que le sommeil l’emmenait au pays des rêves, l’interphone brisa ce moment idyllique.

Marvin fonça dans la cuisine en déposant au passage un baiser sur sa joue cramoisie, s’empara des filtres à café et versa une dose de poudre dans le récipient. Le clapotis des gouttes tombant dans le bocal devenait insupportable pour Jeanne-Belle qui ne tolérait pas les silences lourds comme celui-ci. On se serait cru dans une salle d’interrogatoire. Marvin jouant au flic patient, et elle, l’accusée qui mijote un mauvais coup.

Et sa foutue libido chatouillait encore ses sens en mal de sexe. Marvin lui faisait envie, ses lèvres ourlées butinant ses seins, ses mains viriles fouillant son intimité, la scène, imaginaire, irréalisable la mit dans un état second. Plus elle détaillait son physique, plus la sève montait. Un tatouage discret ornait le creux de son cou musclé. Un papillon noir enfouissait son dard dans le cœur d’une rose de la même couleur. Ce petit détail l’avait toujours subjuguée. Elle s’imaginait volontiers être la rose et Marvin le papillon venant laper sa chair. Ses cuisses serrées l’une contre l’autre afin d’enrayer son besoin charnel, elle trouva une parade. Utiliser l’agressivité semblait le moyen le plus sûr de dissimuler ses sentiments.

— Va te faire foutre, Marvin ! Tu débarques, tu hurles dans la cuisine et tu penses que je vais t’aider ?

L’homme en face la dévisagea. Ses pupilles noires se posèrent sur ce si beau visage pour le foudroyer d’éclairs. Une fraction de seconde plus tard, ses yeux s’animèrent d’amusement. Secoué par un fou rire, il parvint à dire :

— On n’en fera pas d’autres comme toi, ma Jay. Tu sais que je t’aime.

Je t’aime. Combien de fois lui avait-il dit en plaisantant… soi-disant ! Il se délectait de pouvoir prononcer ces quatre mots. Un jour aurait-il la témérité d’avouer ses véritables sentiments ? Ces derniers temps, il évitait tout contact physique parce que ses organes génitaux se manifestaient aussitôt qu’il l’approchait. Mais maintenant, rien que son sourire lui arracher le cœur. Il mourrait d’envie d’embrasser sa bouche, de humer l’odeur de ses cheveux. D’arracher le mince tissu le séparant de sa peau douce. En y pensant, la pression dans son pantalon augmentait.

 

Jeanne-Belle croquait dans un croissant. Son masticage dura trop longtemps pour une bouchée, pourtant, Marvin ne s’en formalisa guère. Il patientait sagement, buvant son café à petites gorgées jusqu’à ce  que les vannes de son amie s’ouvrent et qu’il se sente d’attaque pour surmonter ses appétits sexuels.

L’air de rien, il continuait à avaler le liquide chaud à petite gorgée, priant le ciel de lui accorder un répit. Son érection tendait son caleçon de façon immodérée. Ses bourses gorgées de désir adhéraient maintenant à son jean trop serré. Pourquoi avait-il opté pour un jean et non un pantalon de costume ? Comme un con, il s’était dit en s’habillant que ce vêtement modelait ses fesses en les rendant irrésistibles. Là, il se sentait vraiment, vraiment, con. Collé au comptoir, il espérait que sa gaule désenfle.

 

— J’ai fait la connaissance de Roxanne, la femme à tout faire. Elle ressemble à une grosse larve injectée d’électricité.

Enfin une distraction venait interrompre ses pensées grivoises. Il tenta de se concentrer sur les paroles de Jayby. Sa bouche… mes aïeux ! Au réveil, elle semblait plus pulpeuse que d’habitude, rosée, tendre à souhait. Putain, stop, Marvin !  Sa dérive empira lorsqu’elle broya de nouveau un morceau de croissant. Il imaginait sans mal ses lèvres gober son sexe, le pourlécher, le…

— Oh, tu m’écoutes ?

— Oui, oui. J’ai un peu de mal à imaginer, mais passons. On ne l’a pas interrogée celle-ci pendant l’enquête.

— Elle prenait des congés chez sa sœur Ophélie qui a deux enfants prénommés…

— Oui, oui, c’est bon, j’ai capté. Elle t’a saoulée, mais elle a sûrement dit des choses intéressantes.

— En effet.

Jeanne-Belle entreprit de le faire mariner un peu. Elle avala son café, prit le temps de manger un autre croissant, et à l’allure où elle mangeait, il fallut que Marvin s’arme de patience.

— Quel bonnet je fais ?

— Hein ?

— Quelle est ma taille de soutien-gorge ? précisa Jeanne-Belle.

 — J’en sais rien ! Peut-être 95 B.

— Faux. Je fais du 95 D, Monsieur. Et c’est ma vraie taille.

Déconcerté par la question et la réponse, le flic réfléchit. Il savait que la réplique insolite impliquait forcément une suite. Mais son amie ne lui fit pas part de ses déductions et s’en alla vers la salle de bains.

— Mon show commence à dix-neuf heures trente ce soir. À toute, Marv’.

 

***

 

Jayby couvrit la scène du regard en ce dimanche soir. L’Arabesque pullulait de monde. De haut en bas, les spectateurs se pressaient afin de voir le phénomène. Ils ne furent pas déçus. À hauteur de leurs espérances, la nouvelle voix les remplit de frissons.

Cependant, la principale intéressée dressait mentalement son planning de fin de soirée en chantant la dernière chanson. La foule scandait son nom encore et encore, et à contrecœur, mais souriante, elle interpréta une nouvelle fois le titre déjà entonné. 

 

La petite parenthèse d’hier avait fonctionné à merveille, cependant, elle ne réitérerait pas l’expérience sinon le public s’y habituerait, et le but n’était pas de la faire passer pour une pute. Bien qu’elle connaissait le métier de péripatéticienne- comme on l’appelle plus élégamment- sur le bout des doigts. Toutes les facettes de cet immonde emploi remontaient en goût amer. Les bassesses, les insultes, les coups, et le pire, la fin de l’estime de soi. Un retour au passé se supplanta au décor environnant, en une fraction de seconde, Jayby fit un voyage temporel mental. Elle se revit sur le trottoir, et comme une histoire écrite au présent, elle narra les mésaventures des filles de joie intérieurement.

 

Quand on est sur le trottoir, notre corps ne nous appartient plus, ce n’est plus qu’une enveloppe retenant les restes d’une âme envolée depuis longtemps. Au début, on se dit que la situation ne perdurera pas, que tout rentrera dans l’ordre, parce qu’on est jeune, belle, et que la chance finira par tourner un jour ou l’autre. Mais à mesure que les mois passent, les grandes idées s’effritent, et la réalité nous rattrape. On ne vit plus, on survit. On n’aime plus, on offre sa chair en récompense d’un salaire miséreux tandis que son mac, lui, conserve le plus gros. Celui-là même qu’on croyait aimer à l’infini, pour qui on se serait damnée… pour qui on se damne.

 

L’ellipse de Jayby lui parut des heures, pourtant, seulement quelques secondes s’étaient écoulées. Accroché aux lèvres récitant involontairement les paroles du refrain, le public s’extasiait devant la beauté de la chanteuse en transe. Sans doute l’émotion la prenait-elle tellement aux tripes qu’elle se tétanisait sur scène, pensaient-ils tous. S’ils avaient infiltré ses pensées, la vérité les aurait choqués… ou pas.

 

Reprenant contenance, la chanteuse envoya un baiser sonore à la foule. Le bruit claqua dans le micro, signe de la fin du show.

Entre les multiples rencontres faites avant et après son tour de chant, Jayby n’avait pu se pencher sur les réelles motivations de sa présence ici. Sa loge avait été rangée sommairement, un brin de ménage sur le parquet ciré attestait du standing des lieux. Les murs étaient d’époque, tout respirait l’ancien, le beau, l’authentique sans le foutoir de l’ex-chanteuse.

 

Elle escomptait inventorier le tiroir à sous-vêtements d’Hélène, chose qu’elle n’avait pas eu le loisir de faire à cause de Roxanne. Porter ses tenues paraissait anodin, mais ses sous-vêtements… cela frisait le délire. Si elle avait révélé à la femme à tout faire son espoir d’enfiler les culottes de l’ancienne starlette, Roxanne aurait sauté au plafond. Elle avait avoué que revêtir le costume d’une défunte, même si l’on doutait de sa mort, restait bizarre, alors, ses dessous !

Il manquait à trouver où la starlette rangeait sa lingerie, car ni le dressing ni la commode ne comptaient de petites culottes ou autres vêtements de peau. Soudain, la commode encastrée dans le mur en angle attira son attention. Elle dénombra quatre tiroirs. Dans le premier, il y avait des produits de beauté de marque, des flacons de fond de teint Chanel côtoyaient des bâtons de rouges à lèvres Balmain. Le second, consacré aux démaquillants, cotons et crèmes, semblait aussi fouillis que la loge. La privée observa les cotons-tiges sales, en retira un et le mit à la poubelle. Quelle grosse dégueulasse, cette Hélène ! Bon sang, comment une femme digne de ce nom pouvait-elle être aussi maniaque en ce qui concernait les chaussures et aussi négligente sur le reste ? Une vraie porcinette.

En soufflant, Jayby poursuivit son exploration du troisième tiroir. Vide. Rien, le néant absolu dans celui-ci.

Le quatrième tiroir se situait tout en bas. Dans sa robe fourreau, l’enquêtrice manquait d’ampleur. Elle quitta donc sa tenue de soirée, et à quatre pattes en string et soutien-gorge en soie, tira sur la poignée la plus près du sol. La crémone résistait, le système savant de fermeture/ouverture nécessitait un tour de main singulier ou une clef. Les fesses en l’air, la tête carrément sur le sol, Jayby examinait minutieusement les possibilités d’accéder au contenu du compartiment. Elle appuya avec force dessus, sans résultat probant. De rage, sa main claqua sur le côté. Un minuscule bouton qu’elle avait enclenché sans le vouloir activa l’ouverture. Alléluia !

Oh ! Ah ! De surprises en découvertes, les faits s’imbriquaient petit à petit. Ses supputations du départ dérivaient vers d’autres hypothèses. Elle en toucherait un mot à Marvin lors de leur débriefing. Il la prendrait certainement pour une folle, mais elle avancerait ses théories en les étayant de preuves. Et ce qu’elle admirait béatement là, c’en était, des preuves, accablantes, troublantes.

III

 

 

Jayby n’osait toucher une seule fibre du tissu, bien consciente qu’il ne s’agissait que d’un leurre. Comme si elle allait se brûler si elle entrait en contact avec ces… choses, elle se contenta d’observer de loin. Avant qu’elle se jette à l’eau et prenne le truc en main, elle sentit une présence derrière elle.

 

Jayby se statufia. Une ombre inquiétante la recouvrait totalement. Le tueur présumé d’Hélène était-il revenu sur le lieu du crime tentant d’assassiner la nouvelle chanteuse ? Tous les scénarios établis auparavant éclataient en mille morceaux. Elle s’était trompée sur toute la ligne ! Il existait bel et bien un meurtrier, une personne assez intelligente pour effacer les traces de son forfait et ne pas se faire démasquer par la criminelle.

 

Subrepticement l’ombre se déplaçait, avançant pas à pas dans la loge, sans bruit, telle une panthère aux sens aiguisés. La gorge serrée, la privée se préparait à l’attaque, prévoyant une parade. La trouille au ventre, ce sentiment mêlé d’excitation et de panique, lui procura la hargne de se débattre en cas de combat. D’ailleurs, son arme de fortune, un flacon de parfum, était au chaud dans une main. Elle resserra l’objet, pivota rapidement et suspendit son geste en grognant.

— Merde ! Qu’est-ce que tu fous ici ? Tu veux me tuer ?! Pauvre mec !

— Calme-toi ! Monsieur Desmoulins m’a octroyé le droit de rendre visite à la star du jour. Privilège du petit copain.

 

Oh, quel connard il pouvait être parfois ! Marvin se tenait dans une position désinvolte devant sa collègue. Maintenant assis sur le sofa, les jambes croisées, les mains indolemment posées sur ses cuisses, il souriait à demi, dévoilant sa dentition parfaite. Son stupide égo de mâle allait lui apporter des ennuis, il le pressentait. Mais il n’avait pu s'empêcher de la surprendre en lui fichant la trouille. Sa réaction prévisible l’amusait beaucoup.

Sa privée de choc montrait les crocs, et il adorait ça. Il aimait sa manière de le fusiller des yeux, avec son regard bleu profond et ses cils battants, elle ressemblait à une poupée de porcelaine. Foutu pour foutu, il se leva, et à pas de loup s’approcha d’elle. Combien de fois avait-il rêvé de cette opportunité ? Ce moment où il l’embrasserait à perdre haleine, où il étreindrait son corps tant désiré. Était-ce maintenant, ce moment ?

Eh bien, non !

Une gifle sonore le resitua dans le contexte présent. Jayby, emportée par la colère, le pointait du doigt sur le torse en clamant :

— Dans tes rêves, Marvin ! Je me maquerai avec toi quand les poules auront des dents et que les poissons marcheront sur des pattes. Tourne-toi, cracha-t-elle.

L’émotion entravait le bon sens de la détective. Elle avait tant envie de se précipiter sur Marvin qu’elle ne trouva rien d’autre que de lui intimer de se retourner. Bon Dieu ! Il était à tomber son flic, si sexy dans son costume trois-pièces. Les deux premiers boutons de sa chemise dénudaient une partie de sa musculature, la laissant humide de désir. Tandis qu’elle essayait de refluer la moiteur inondant son string, Marvin se défendait.

— Je t’ai vue nue des milliers fois.

— La chaleur du club te fait gonfler les couilles, alors, retourne-toi, je ne le répéterai pas.

D’ici, une grosse bosse gonflait son pantalon au niveau de la braguette. Il ne contesta pas. En effet, son érection se voyait comme le nez au milieu de la figure. Alors, il abdiqua et s’exécuta.

— Tu cherchais quoi dans cette position ? lança-t-il de dos.

— Mon soutif.

— OK. C’est ton nouveau trip les soutiens-gorges ?

— Comment était la poitrine d’Hélène ?

Oubliant sa semi-nudité, Jayby se posta devant Marvin. Ce dernier se remémora la diva du cabaret en photo posant dans des toilettes somptueuses, en oubliant le désordre physiologique qui l’habitait.

— À peu près comme ça, mima-t-il en plaçant ses mains à plusieurs centimètres de son torse.

— Un bon 100 E, je dirais.

— Disons qu’elle avait plus de volume que toi, confia-t-il en lorgnant les balconnets.

— Regarde ailleurs ou je…

Elle amorça une seconde gifle parce qu’il se foutait d’elle ouvertement, ou du moins était-ce l’impression qu’il donnait. La tentative fut bloquée par un avant-bras athlétique. Peau contre peau, yeux dans les yeux, ils se défièrent, et défièrent les sensations bouillonnantes qui les remuaient. Le palpitant en excès de vitesse, Marvin ne bougeait plus. Il attendait depuis si longtemps que le temps se figea.

L’appréhension de franchir ce cap difficile de la camaraderie à… l’amour effarouchait Jeanne-Belle. Marvin l’attirait, contrairement à ce qu’elle clamait. Elle ne se sentait plus la privée de charme, mais seulement elle, Jeanne-Belle, la fille bien élevée, la collégienne romantique, la lycéenne pleine d’histoires tendres dans lesquelles l’amour triomphait après nombres de péripéties. Elle n’arrivait pas à se détacher du regard d’or qui la mangeait littéralement. L’engourdissement de ses fonctions cognitives contribua à la progression de leur rapprochement. La mollesse de sa main dans celle de Marvin poussa le flic à concrétiser enfin leur union.

 Il bandait à mort en la touchant, mais en plus, ses narines inhalaient le doux parfum onéreux qu’elle portait dans les grandes occasions. Un millimètre les séparait, leurs souffles emmêlés, leurs lèvres allaient se sceller. Un feu d’enfer les consumait, néanmoins, Marvin ne conclut pas l’affaire soudain pris de confusion. Jaybay était si cyclique parfois, alors, ne sachant sur quel pied danser, il opta pour lui donner les commandes.

La charge érotique de la pièce était à son comble.

— Embrasse-moi, murmura-t-elle.

Ce qu’il s’appliqua à faire.

 

Un délice. Sa bouche offerte, il goûta sans excès d’abord, découvrant enfin la langue chaude de son amie. Très vite, ses sens s’affolèrent réclamant plus. Il longea le dos cambré d’une main, puis s’aventura sur le rebond de ses fesses. Elles étaient fermes, douces, soyeuses sous son grain de peau d’homme. Jayby passait sa main dans sa tignasse brune, tirant ostensiblement sur une mèche, puis contra cet acte en se rapprochant du corps de Marvin. Ses seins collés sur lui dégageaient une sensualité extrême. Il l’aurait prise ici, sur le sol ou sur le sofa, mais il décida que leur première fois ne ressemblerait pas aux petits coups qu’il s’offrait par-ci par-là, à la va-vite quand il voulait se vider. Avec elle, il souhaitait du romantisme, des petits mots doux, des caresses subtiles et une nuit d’ivresse dont ils se souviendraient tous les deux jusqu’au dernier jour de leur vie.

 

***

À minuit pile, les deux futurs amants quittèrent le club, enlacés. Roxanne sécha une larme de joie en les voyant si amoureux. Comme elle aurait voulu qu’Hélène vive au grand jour un tel amour. La femme à tout faire quitta le couple des yeux et retourna à ses occupations qui, le dimanche, augurait enfin deux jours de congés bien mérités, car les lundis et mardis étaient jours de relâche pour l’Arabesque. Ainsi, une entreprise de nettoyage venait remettre en ordre la salle et la scène. Tout le monde profitait de son week-end décalé sauf Desmoulins. Le patron ne décrochait jamais, sur le pont vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. Il supervisait les détails et l’essentiel avec l’aplomb d’un chef d’entreprise et la douceur d’un père aimant, toujours à l’écoute, prêt à se dévouer. Ses employés l’adoraient. Les frictions avec l’ancienne chanteuse avaient délié les langues. Desmoulins s’avérait un homme comme un autre, ayant des divergences d’opinions. Pourtant, de son côté, Hélène aussi était décrite comme un ange, déterminée, travailleuse, compatissante. En fait, ils se ressemblaient, le big boss et elle. C’était certainement là que le bât blessait, ils étaient comme deux aimants aux mêmes pôles.   

 

***

Jeanne-Belle emmenait un amant chez elle pour la deuxième fois, la première fut une erreur monumentale. Elle regrettait l’entorse à son règlement. Ce soir, elle savait pertinemment que Marvin ne serait jamais une bêtise, son cœur battait pour lui depuis le jour de leur rencontre. Ni l’un ni l’autre n’avaient osé avouer ses sentiments jusqu’à ce soir.

Elle était plaquée contre le mur pendant qu’il ne cessait de l’embrasser. Elle tentait d’ouvrir la porte voici de cela un bon quart d’heure, mais à chaque fois qu’elle lui échappait, il la rattrapait et muselait ses lèvres des siennes. Jeanne-Belle trouvait cela exquis, romantique, un bel intermède dans sa vie peuplée de scènes de sexe violentes et sans amour. À quand remontait son dernier flirt ? Un vrai, pas une nuit de débauche. Elle ne s’en souvenait pas.

La langue de son futur amant papillonnait sur son cou comme le lépidoptère de son tatouage. Elle aimait à se sentir la fleur qu’on butine, qu’on câline telle une chose fragile.

 — Jay, pitié, ouvre la porte, je te veux entièrement. Si on continue, on va faire l’amour sur le palier.

— Je n’ai pas peur qu’on m’arrête pour attentat à la pudeur. Je connais un excellent flic qui me sauverait des griffes de la justice, plaisanta-t-elle.

— Ah oui, et comment est-il ?

Elle se dégagea et ouvrit en expliquant d’une voix caressante :

— Hum… c’est un flic sans peur et sans reproche, qui défend la veuve et l’orphelin au péril de sa vie.

— Et au lit, c’est un bon coup ?

— Je ne sais pas, murmura-t-elle tandis qu’il recommençait à visiter sa gorge et s’engageait à la naissance de ses seins. Il doit sûrement assurer un max.

— Donc, tu n’as jamais sauté le pas avec lui ?

— Non.

— Et si ce n’était pas le cas, s’il était le pire des amants ?

Marvin angoissait à l’idée de ne pas la satisfaire. Et s’il perdait ses moyens, si elle ne jouissait pas dans ses bras ?

— Impossible, répondit-elle, c’est un super homme.

Oups ! Elle le mettait sur un piédestal, et il avait contribué à alimenter les fausses rumeurs en fanfaronnant devant ses collègues. Ses passades devenaient légion au 36, on lui attribuait des aventures qu’il n’avait jamais vécues. Certains faisaient courir la rumeur qu’il entretenait une relation avec la première Dame de France ! De cela, il riait volontiers sans démentir. Mais ce soir, le Don Juan des temps modernes n’en menait pas large. Son cœur lui rappelait l’enjeu de la soirée. Jay n’entrait pas dans la catégorie « je prends, je jette », en admettant que leur histoire ait un lendemain, il fallait absolument que leur première fois soit magique.

 

L’appartement de Jeanne-Belle offrait un écrin de douceur. La décoration intimiste répandait chez les invités une impression de bien-être. Dès l’arrivée, on sentait l’âme de la propriétaire à travers les différents éléments. Un grand canapé d’angle couvrait le quart de la surface, le meuble en tissu gris bouclé se parait d’une multitude de coussins de toutes formes. Tout de suite, on avait envie de se blottir au milieu de ce cocon, de se laisser aller sur l’assise confortable. Au-dessus, une reproduction d’un tableau érotique de Gustave Courbet encadré de deux œuvres plus modernes décorait le mur. Marvin s’épancha sur la peinture tandis que Jay s’affairait à la cuisine. Les calories du petit déjeuner du matin avaient été largement absorbées, et le flic commençait à gargouiller… pas vraiment glamour pour une nuit de tendresse !

En parfaite maîtresse de maison – temps exceptionnel à marquer d’une pierre blanche –, Jeanne-Belle préparait un en-cas romantique. Elle dégota une bouteille de champagne dans le réfrigérateur ainsi qu’une plaquette de saumon entamée et des toasts un peu rassis. Les petits ronds de pains passèrent au grille-pain et devinrent croquants.

— Waouh ! Jay, tout ça pour moi ?

— N’en fais pas trop, Marv’, ce n’est que du pain et du saumon tout prêt, tu connais mon don pour la cuisine.

— Euh… oui, mais j’apprécie que tu t’occupes de moi, s’épancha-t-il.

Elle susurra à son oreille.

— Parce que j’espère un retour à hauteur de mes efforts.

Et voilà, sa confiance retombait au niveau zéro.

Ils oublièrent leur folle étreinte et reprirent leurs habitudes d’enquêteurs. Le sujet de la disparition d’Hélène était venu sur le tapis naturellement, chassant l’émotion. Du moins, c’était ce qu’ils prétendaient silencieusement. Jeanne-Belle se mentait à elle-même, le dérivatif avait eu l’avantage de lui laisser le temps de réfléchir. S’étaient-ils égarés sur une voie sans issues ?

 

Elle sirotait son verre de champagne, les yeux dans le vide, et quand elle fut sortie de sa rêverie, Marvin était bouche bée, admirant de nouveau ses lèvres qu’il avait goûtées. Aussitôt, son érection reparut. Il approcha sa main de la joue de Jay, s’y attarda, et elle, se délectait de l’effet qu’il lui faisait, balayant ses questions. Un frisson descendait de son cou à ses reins, ses caresses ressemblaient à des poèmes. C’était bon, bon comme jamais ça ne l’avait jamais été. Il prenait son temps, guidé par son instinct, il effleurait du doigt son sein sur le tissu de son chemisier. Là, il trouva un téton dressé de désir, un sein gonflé voulant se libérer du soutien-gorge. Alors, lentement, Marvin défit les boutons du haut, un à un, déposant des baisers sur son passage. Le parfum de sa future maîtresse l’étourdissait, il aimait cette fragrance associée à l’odeur naturelle de sa peau, le résultat était simplement aphrodisiaque.

 

Revenant à ses lèvres, le baiser déclencha le début d’un corps-à-corps sans égal à leurs précédentes expériences. Tous ses gestes étaient mesurés, conditionnés par l’envie d’apporter à Jay tout l’amour qu’elle n’avait jamais reçu. Il l’allongea sous lui, et prépara son terrain de jeu. Déshabiller Jay, il avait rejoué des milliers de fois la scène virtuellement. Maintenant qu’il passait au réel, ses mains reproduisaient à l’identique ses fantasmes. Il naviguait sur le corps offert, s’octroyant le droit de caresser le moindre centimètre. Elle était douce… partout, sa peau rappelait la soie de son chemisier. La couleur chair, pâle par endroit, rosissait sous la pression de ses lèvres. Il picorait, profitait de cet instant magique pour découvrir ses seins ronds, lourds, tendres. Sa descente vers le pubis fut un émerveillement, ses doigts effleurèrent le renflement, puis ouvrirent la fleur de son amante, avec mille précautions, ils entrèrent et jouèrent avec les lèvres humides.

Jay gémissait de bonheur.

Elle emmagasinait les sensations inconnues dont la plupart des femmes rêvent. Marvin incendiait son corps et son esprit. Il jouait avec son sexe délicatement comme si elle avait été vierge. Des milliers de doigts s’étaient insérés en elle sans gêne, sans réserve. Mais les siens s’égaraient petit à petit en elle. C’était une impression inattendue. Elle jouissait tandis qu’il entreprit de lécher son clitoris en fusion. Elle n’étouffa pas le cri de plaisir qui jaillit.

— Oh, Marvin ! Tu es spectaculaire.

— Ce n’est que le début, murmura-t-il en la couvrant de son corps athlétique.

Il continuait à fouiller son intimité, voguant plus rapidement. L’orgasme la transportait dans un autre monde, les reins en feu, le cœur battant à tout rompre, elle demandait une trêve, mais son amant ignorait sa supplique. Elle devait être à lui, rien qu’à lui, et il ferait d’elle ce qu’il avait décidé. C’est-à-dire, une femme comblée. Il irait au bout de sa quête. Jay saurait comment on se sent après plusieurs orgasmes, elle connaîtrait la douceur d’un matin auprès d’un amant aimant.

Enfin, il se déshabilla à son tour. Jeanne-Belle ne manqua rien du spectacle. Sa chemise entama une chute lente sur le tapis du salon, dénudant ainsi son buste solide. Pendant qu’il détachait sa ceinture, elle saliva d’avance quand apparut son caleçon. Le tissu dissimulait un membre vigoureux, épais, long et étrangement, elle le qualifia de beau lorsqu’il l’exposa à l’air libre. Plus racé que les pénis qu’elle avait vus, elle avança sa bouche afin de le sucer. Seulement, son amant lui fit non de la tête.

— Ce soir, tu es reine, c’est moi qui te donne du plaisir, ma Jay. Tu es si belle, narra-t-il en s’installant entre ses cuisses.

Ainsi, il dirigeait. Ce nouveau concept plut à Jayby, elle qui avait tendance à orienter les phases de l’acte, fut désorientée, mais ravie.

Marvin déroula une capote. Le geste surprit sa compagne.

— Laisse-moi te sentir pour de bon en moi, supplia-t-elle.

— Plus tard, dit-il, ne prenons pas de risques inutiles.

Des risques ! Malgré la passion régnante, il subsistait l’ombre de sa vie délurée.

— Je suis clean, crois-moi, j’ai fait des tests récemment.

Les pourparlers étaient en train de polluer l’ambiance romantique, aussi Marvin se dit qu’elle valait la peine de prendre ce risque. Jay ne lui mentait pas, c’est de lui qu’il avait peur. Son dernier rapport avait été fugace, et sans protection, alors, il insista.

— Chut ! Je vais te faire l’amour, Jay, et tu t’en souviendras toute ta vie, avec ou sans rempart de latex.

Elle se tut. Et il se réappropria sa bouche avec avidité. La flamme se ralluma, puissante, cuisante, la fièvre de l’amour consuma le couple.

Marvin s’invita en Jay d’une poussée franche, puis ralentit le rythme. Son sexe s’enfonçait avec douceur ou vigueur arrachant à sa maîtresse des soupirs et des gémissements plaintifs lorsque la cadence ralentissait.

— C’est trop bon, cria-t-elle en atteignant le nirvana.

L’orgasme déferlait en elle comme un torrent gonflé par un orage. Les muscles de Jeanne-Belle se contractaient, ses jambes tremblaient de bonheur. C’était donc cela l’orgasme, le truc que rabâchent les minettes amoureuses ?

Elle souriait, son sourire broya le cœur de Marvin. Il l’avait comblée, de cela il était fier.

 

Maintenant dans la chambre, leur ballet érotique recommença, moins doux, plus franc, ils essayèrent la levrette, et en tout dernier la position de la cuillère. Ils s’endormirent soudés parce que Jay l’avait empêché de se retirer.

 

***

 

Le lendemain matin, les preuves de leur nuit de folie s’étalaient dans la chambre, plusieurs préservatifs usagés gisaient dans la poubelle, les draps froissés et les coussins de déco du lit disséminés un peu partout témoignaient de leur faim sans fin.

Jeanne-Belle se sentit femme, une femme aimée, complètement épanouie. Ses expériences passées ne traduisaient rien de ce qu’elle avait vécu cette nuit. Marvin l’avait choyée, dorlotée, considérée comme la plus belle des femmes, la seule femme ! Cette constatation l’apeura. Ne commettaient-ils pas une erreur en se rapprochant ? Inéluctablement, leur relation devait aller dans ce sens, mais était-ce le bon timing ? Et étaient-ils prêts à se contenter d’une unique personne ? S’en sentait-elle capable ? Et lui, avait-il les mêmes préoccupations ou faisait-il l’amour à toutes les femmes de cette façon, leur faisant croire qu’elles sont spéciales ? Devait-elle considérer ce revirement de sentiment comme une ouverture sur une belle aventure ou justement une monumentale connerie ?

 

Elle soupira en constatant que son « erreur » dormait à poings fermés. Son mètre quatre-vingt-dix remplissait le matelas, une odeur de musc remplaçait son parfum poivré. Et voilà, à peine entamaient-ils une nouvelle aventure qu’elle s’arrachait les cheveux ne sachant si oui ou non leur amour aurait une place dans leur vie trépidante.

 

Pour l’instant, leur seule obsession serait Hélène Sorelle. En duo ou en solo, l’affaire passerait avant les affaires de cœur !

Jayby congédia Jeanne-Belle, la privée reprit le cours de sa vie, et par la même son caractère de charretière.

— Réveille-toi, grosse larve !

— Bonjour ! J’ai bien dormi, merci. « Tu as été fantastique, Marvin ! » imita-t-il la voix de sa bien-aimée.

— Est-ce que tu as la clef de l’appart d’Hélène ?

Marvin se frotta les yeux. Avec ses cheveux broussailleux et sa barbe naissante, il ressemblait à un gangster, petit détail extrêmement séduisant pour Jeanne-Belle. Elle avait connu la folie des loubards dans son ancienne vie, tandis qu’elle se considérait comme guérie de ce mal, voilà que la frimousse de son mec lui donnait la chair de poule. À peine ses pensées déviaient-elles qu’il s’empara de sa bouche voluptueusement.

L’échange torride prit fin, car elle se morigéna en se rappelant son objectif premier. Elle ne tiendrait pas un jour de plus avant d’obtenir la réponse qu’elle voulait. Les deux jours de relâche tombaient à point nommé. Ils auraient tout le temps de s’occuper du cas d’Hélène. Là-dessus, elle médita en se détachant de son amant.

 

***

Plus tard…

— Alors ! C’est pour aujourd’hui ou pour demain ?

— Ça fait un bail que je n’ai pas crocheté de serrure. Arrête de t’agiter, les voisins vont nous repérer.

Jeanne-Belle sauta au cou de Marvin, un baiser impérial ponctua ce soudain geste de tendresse. Hébété, il la considéra gravement, puis se ravisa quand il comprit que son cinéma était destiné à créer une diversion. Un jeune couple entra dans l’appartement au fond du couloir, un petit rictus disant « nous aussi, on ne peut pas attendre. »

Un petit clic les libéra du stress montant. Si ses supérieurs apprenaient que leur meilleur élément s’infiltrait en cachette chez Hélène Sorelle, Marvin irait droit en province dresser des procès-verbaux sur la voie publique.

La privée s’engagea directement dans la chambre, la configuration exigeait que cette pièce se trouve là.

— Banco ! cria-t-elle.

Le flic stoppa au niveau du chambranle de la porte. Jayby exposait son trophée en riant.

— Oh, putain ! s’esclaffa-t-il. J’y crois pas.

— J’avais pratiquement plus de doutes, mais voici la confirmation. Après la fouille dans la loge, on pouvait penser que la lingerie appartenait à une autre personne, vu que d’autres artistes l’utilisaient de temps en temps.

La privée tendit un soutien-gorge rembourré. La taille s’avéra celle d’Hélène. La multitude d’autres sous-vêtements était identique. Des postiches faits sur mesure aux dimensions de la chanteuse remplissaient le tiroir. Le tour semblait être taillé pour sa carrure. Un orfèvre de la couture s’était amusé  à recréer une poitrine au galbe parfait, l’imitation était époustouflante ; on n’y voyait que du feu. Quelques pièces avaient l’aspect de la peau, grainé, reproduisant à la perfection les aspérités du derme, quant aux autres, elles reprenaient les coupes des robes.

— Putain ! Hélène n’avait pas de seins en fin de compte, elle jouait sur son image.

— T’es con ! Hélène est un homme, Marvin. Et elle… enfin il n’est pas mort. Regarde la commode.

Il se pencha sur le meuble.

— Je ne vois rien, décréta-t-il. S’il y avait eu des indices là-dessus, on les aurait récoltés.

Jayby éteignit le plafonnier et alluma l’application infrarouge de son téléphone. Elle éclaira la tablette en s’arrêtant à des endroits stratégiques.

— Hélène ou peu importe… est revenu dans l’appartement. Il a voulu effacer les preuves de son identité masculine en emportant les soutiens-gorges, mais n’a pas pu le faire. Il y a peut-être sa chaussure ici, on cherchera plus tard. Donc, quelqu’un ou quelque chose l’a empêché de poursuivre son œuvre. Ensuite, il était trop risqué de revenir. Regarde les traces de doigts, juste vers les poignées. Et puis les sous-vêtements étaient dans un ordre parfait sauf celui que je t’ai montré. Il était posé comme ça, à la va-vite.

IV

​

Le déclic si particulier d’un doigt sur une crosse de revolver heurtant le poussoir les figea. L’inspection, apparemment, s’arrêtait là. Doucement, ils se retournèrent, la respiration bloquée, les muscles hypertendus, et le cerveau en branle, chacun des deux enquêteurs raisonna comme il le pouvait. Du côté féminin, la stratégie s’avérait la douceur, l’apaisement par la voix, côté masculin, les hormones parlaient plus que les neurones. Marvin anticipait la bagarre sans savoir si la personne les tenant en joue était une femme ou un homme.

Soudain, la luminosité les aveugla, la pénombre des minutes précédentes demanda un temps de réadaptation.

La stupeur se peignit sur leurs visages déconfits face à leur adversaire. Ils ne surent plus comment appréhender la situation.

— Reculez sur le lit, et pas de folies, j’ai la gâchette facile.

La réplique agaça Marvin et poussa Jayby à une sorte de fou rire qu’elle contint.

— Plus vite !

L’injonction fut prise au sérieux cette fois, car le revolver se rapprochait dangereusement de la tête blonde.

— Obéis, intima Marvin à son homologue féminin.

— Bonne idée. Mets-la aussi en pratique, le flic.

Une corde les ficela l’un à l’autre par les poignets et chacun fut attaché par d’autres liens aux pieds. Ainsi enchevêtrés, il était inimaginable de se sauver voire de se battre. Tout s’était passé si vite qu’aucun des deux n’avait réagi en bonne intelligence, du moins celle d’un enquêteur. L’effet de surprise les avait déstabilisés.

 

La porte de la chambre claqua.

— Il ne va pas nous laisser là, comme des merdes ?

— Pourquoi pas ? J’adore être attaché à toi, mon cœur. Si ça te tente, on pourrait essayer…

— Tu arrêtes ton blabla deux secondes qu’on réfléchisse ! T’es plus bavard qu’une pie.

— Mais, je…

— Ferme-la, et sers-toi du truc qui trône au-dessus de tes épaules, le truc sous la ceinture ne te servira à rien, même s’il est extra, rajouta-t-elle plus coquine.

Le temps s’étirait, si bien que la nuit tombait doucement derrière les stores fermés. Les multiples inventions afin de se défaire des cordes demeuraient un échec. À bout de force, ils abdiquèrent pendant un moment. Reposés épaules contre épaules et tête contre tête, la fatigue les contraignit à s’assoupir malgré la situation délicate dans laquelle ils se trouvaient.

— Pourquoi ?

La question impromptue secoua Jayby qui avait fini par lâcher prise.

— C’est une colle… même pour moi.

 

***

 

Henri épongeait la sueur à son front. Difficilement, il marchait en direction de l’Arabesque. Personne ne le suivait, et pourtant ses incertitudes l’accablaient. Les deux enquêteurs menaient-ils seuls les investigations ? Il était peu probable qu’aucun collègue ne fut au courant, au 36, personne ne bosse en solitaire ! La privée, à la rigueur, mais pas le flic. Alors il se méfiait de tout et de tout le monde. Les rues grouillaient de passants, la population hétéroclite des rues de Paris n’étonnait plus quand on y vivait, néanmoins, en ce lundi, la méfiance courait dans les veines de Desmoulins. Au plus mal, il hésitait à concrétiser son funeste projet. Perdu dans ses desseins, la vie parisienne se déroulait insouciamment. Une petite fille jouait sur le trottoir, près d’elle, un groupe de gamins riait aux éclats, et les commerces levaient doucement leurs rideaux à cette heure de l’après-midi.

Mais la foule le laissait indifférent, trop absorbé par ses soucis.

La privée ne manquait pas de ressource, dès son entrée sur scène, il l’avait reconnue le matin de l’audition. Jusqu’au moment où elle avait entonné la première note, il s’était posé la question « comment l’engager sans jeter le doute ? », et puis la situation s’était débloquée d’elle-même. Jayby montrait avec succès ses talents d’artiste. Au moins, il l’aurait à l’œil. Maintenant, le contraire se produisait, elle profitait de l’immersion dans le cabaret pour fouiner. Son audace l’avait surpris. Elle avait demandé à intégrer la loge d’Hélène, et lui n’avait su rebondir et lui interdire.

 

Devant l’entrée de l’Arabesque, Desmoulins versa une larme. Le cabaret était sa maison, son bien le plus précieux, son seul amour. Il amorça un pas vers son bureau, la mine renfrognée. Son visage se décalqua sur les nombreux miroirs du hall. Des cernes entouraient ses yeux fatigués, et son teint tendait au gris cadavérique. Un comble, pensa-t-il ! Son introspection fut interrompue. Il se recomposa une figure plus réjouie en saluant Bruno, le type de l’entreprise qui entretenait les locaux.

 

— Bonjour, Monsieur.

— Bonjour, Bruno, comment va votre épouse depuis son accouchement ?

— Très bien, merci, le bébé ne pleure pas la nuit, tout est parfait.

— J’en suis ravi.

— Avez-vous des consignes particulières aujourd’hui ? Patrick a sorti la lessiveuse et Clotilde récure les toilettes à la javel.

— Merci, Bruno, rien de spécial aujourd’hui, par contre, je laisserai une note que vous ouvrirez lundi prochain.

— Vous me semblez patraque. Vous êtes malade ?

— Non, non, juste un coup de fatigue.

— Vous travaillez trop ! Un peu de vacances vous ferait du bien.

— J’y songe sérieusement, Bruno. Bonne journée, la paperasserie m’attend.

 

Dans son bureau, les dossiers dormaient bien rangés dans des classeurs suspendus. Il en tira un à lui, caché derrière les autres. Une pochette violette, contrastant avec les autres couleurs. Ses doigts tremblotaient. Il sortit un feuillet relié par des agrafes, compulsa les premières lignes et éclata en sanglots.

Le plus dur, il l’avait vécu, et pourtant, à l’instant, l’effort semblait gigantesque. Henri empoigna le stylo et parafa les feuilles une par une. Un hoquet de tristesse fit déraper le Mont-Blanc en or sur l’avant-dernière page. Une ligne, une seule le tétanisa. Il se pétrifia et prit son courage à deux mains. Une dernière signature, toute dernière, et il serait libre.

 

Plus tard dans la journée, dans son appartement au-dessus du cabaret, Henri flatta la croupe de Minette. La petite chatte chétive lui lécha le bout du nez. Et Hector, le gros chat roux regardait passivement la scène de son promontoire. Soudain, il miaula à la mort, un son d’une tristesse à fendre l’âme traversa les murs.

— Je suis désolé, Hector, c’est la vie.

Desmoulins l’attrapa par la peau du cou et le plaça dans un sac de transport, puis repartit en exhaussant la besace contenant les deux chats.

 

Le long du hall de l’Arabesque, il ne croisa personne. Dehors, il faisait beau, un soleil radieux plongeait la ville dans une langueur printanière inespérée vu le déluge des jours passés. La vie n’est pas juste, jugea-t-il sévèrement.

Le taxi le déposa à quelques kilomètres de son point de départ. Desmoulins sonna à la porte d’une petite maison de banlieue. Le charmant pavillon aux volets verts ressemblait aux constructions alentour, rien de très original, mais si reposant pour Henri dont le cœur se fendillait. Une femme ouvrit et le serra dans ses bras, sans rien dire, elle attrapa les chats qui avaient fini par s’endormir.

 

Aussitôt après, le taxi le ramena au même endroit.

 

***

— Putain, on va pas crever ici, comme des rats !

— Ferme-la, Marvin. On a vu pire que ça, alors, réfléchissons, on trouvera une solution.

— Je suis naze, j’ai envie de pisser, et ça m’énerve !!! Comment on a pu se faire piéger ? Quand le chef apprendra que j’ai crocheté la serrure, et qu’on est entrés par effraction, il va me tuer.

— Si on est encore vivants d’ici là.

Marvin essaya de défaire les liens, mais ce qu’il tenta ne fit qu’aggraver la situation. Le nœud coulant comprima ses poignets et ceux de Jayby. Elle fulmina, jura et tira d’un coup sec dans l’autre sens. La compression s’atténua, toutefois, ils n’étaient pas détachés.

Peu à peu, la tempête l’emporta sur le calme, le couple se disputait virulemment. Tantôt Jayby accusait Marvin de couille molle, tantôt lui grognait en la traitant de détective à la sauvette.

Finalement, un gros coup de fatigue s’abattit sur eux. Leur nuit de folie, et ensuite l’escapade suivie de leur capture avaient eu raison de leurs nerfs. Ils capitulèrent. Les yeux fermés, le sommeil gagna d’abord le flic, rempiler ses prouesses sexuelles cinq fois rien que pour impressionner sa belle avait des effets soporifiques à retardement chez lui. Et puis, s’engueuler avec sa nouvelle maîtresse n’entrait pas dans ses plans, il pensait plutôt à lui conter des mots d’amour. Mais Jayby, grrr… autant il l’aimait, autant il la détestait quand elle se comportait comme une pétasse. Le traiter de « couille molle ! » après lui avoir démontré qu’il était un étalon de première classe, c’était bas de sa part.

Dans son dos, Jayby ressassait aussi les insultes. « Détective à la sauvette », quel gros… connard ! Et encore, le mot était faible. De plus, cela la blessait profondément. Elle avait bossé des jours entiers afin d’obtenir son diplôme. Les passes la nuit, les cours le jour, sa motivation résidait en une chose, ou non, en un homme. Marvin. Il lui avait donné la force d’aller au bout. Un sanglot s’engorgea et sortit malgré elle.

— Jay, tu pleures, mon cœur ?

— N’importe quoi ! Tu m’as déjà vu pleurer ?

— Non, mais je n’aimerais pas être l’homme qui te fait pleurer.

— Je ne pleure pas, t’es content ? Je ne chiale pas comme une gamine pour rien.

— Mais oui, je sais, je sais. Excuse-moi pour tout à l’heure, mes mots ont dépassé ma pensée. Tu ne seras jamais une détective à la sauvette. Tu es la meilleure, au contraire, j’aurais dû te protéger. C’est ma faute si on en est là.

Un sourire barra le visage de la privée. Au fond, elle savait que l’attaque n’avait aucun fondement.

— Je suppose que je dois m’excuser aussi de t’avoir dit que tu étais une couille molle ?

— Si tu le penses vraiment, oui, sinon, ce n’est pas la peine.

— T’es trop con, Marv’, bien sûr que je ne le pense pas. D’ailleurs tu m’as prouvé tes talents cette nuit.

Elle accrocha ses doigts à ceux de son amant.

— Je te le prouverai encore, t’inquiète, rit-il.

Ils se rendormirent ainsi, les doigts entrelacés, leurs têtes reposant l’une sur l’autre.

 

Au petit matin, des pas se rapprochaient de la chambre, le cœur battant, ils s’attendirent à une fin tragique. Après les nombreux tours du destin en leur faveur, voilà qu’ils allaient mourir stupidement.

Contre toute attente, leur geôlier ramena une chaise aux pieds du lit, dans une position adaptée pour que ses deux proies puissent le voir.

— Je suis désolé… pour tout.

— Desmoulins, c’est quoi ce foutoir ? C’était vous Hélène ?

Le directeur du cabaret n’avait plus rien à voir avec l’homme bien mis des soirées d’avant. Vouté comme un petit vieux, le visage fatigué, il souffla, puis débita son histoire en fixant le mur.

— Jayby, vous êtes une chanteuse de talent et une enquêtrice parfaite. Bien plus que moi… Au début, ce n’était qu’une plaisanterie, un gage. Mais quand on est gamin… on ne se rend pas compte tout de suite de ses attirances, de ses faiblesses. Je suis Hélène Sorelle, clama-t-il, enfin, j’étais vraiment Hélène Sorelle, jusqu’à ce que…

Il étouffa un sanglot.

— Jusqu’à ce que je change de sexe. Mon destin peut faire sourire, je vous le concède. Et vous vous posez la question : pourquoi changer de sexe pour ensuite se transformer de nouveau en ce que Dieu vous a donné ? Malheureusement, je n’ai pas de réponse à formuler, juste que l’erreur est humaine. Pourtant, avant la transformation, une armada de psy vous allonge sur un divan, vous devez prouver l’authenticité de votre volonté à devenir quelqu’un d’autre ou du moins, celui que vous êtes en réalité.

La peine à travers ses mots émurent Jayby, elle, si charitable ravala ses larmes.

— Pourquoi avez-vous changé d’avis, Hélène ?

Elle sentit qu’une faille s’ouvrait et qu’il était profitable de s’infiltrer dedans. En même temps, cela la touchait vraiment.

— J’ai ouvert l’Arabesque lorsque ma nouvelle identité était légale. Monsieur Desmoulins Henri. La fierté. L’orgueil. Ces sentiments si vils, si inhérents aux hommes, j’avais enfin le droit de les ressentir. Quand on est une femme… on se doit d’être altruiste, polie…

— N’importe quoi, protesta Marvin.

— En tout cas, dans le milieu dans lequel j’évoluais, cela était encore de mise. En étant un homme, je m’émancipais, je gagnais le droit de diriger mes affaires sans que personne ne me somme de rendre des comptes. Tout allait bien. Sexuellement également.

— On n’a pas besoin de ce détail, tonna le flic.

— Si, vous en avez besoin, vous, vous comme tous les hommes de ce monde. Ceux qui se rangent dans le camp des femmes ne comprendront jamais la douleur d’en être une. Surtout lorsque votre physique n’est pas en adéquation avec les standards. Une femme de plus d’un mètre quatre-vingt et qui chausse du quarante-deux.

— Je vous comprends, compatit Jayby. Ils pensent nous respecter, nous honorer, mais ils restent toujours au pouvoir. Tandis qu’une femme au pouvoir doit constamment justifier de ses capacités. Vous commettez une erreur, c’est forcément à cause de votre sexe. Bien sûr, maintenant, on le dit autrement, avec d’autres mots, mais rien ne change au fond.

Jayby frissonna de tristesse. Dans la rue, elle avait connu l’ascendance des hommes sur les femmes, la guerre des sexes, qui là-bas, ne se jouait plus. Les hommes remportaient haut la main toutes les batailles. Alors, elle concevait la position d’Hélène.

— Dites-nous la fin, Hélène, s’il vous plaît.

— Vous allez rire. Le maillon manquant à mon cabaret, c’était une chanteuse, c’était moi ! J’étais cette chanteuse. Je l’avais toujours été. Sauf que maintenant, mon physique redevenait mon ennemi. Je suis homme jusqu’au bout des ongles, croyez-moi, avec les vices, leurs pires défauts. La preuve, afin de parvenir à remettre les comptes du cabaret à flot, je me suis travesti… en ancien moi. Quel pied de nez à l’existence, n’est-ce pas ? Ma vie entière, mon rêve était d’être homme et c’est arrivé. Ensuite, mon plus gros besoin s’avérait une femme.

— Henri, reprit Jayby, rien n’est perdu, s’il le faut, vous m’aurez moi comme chanteuse… indéfiniment.

— Non. C’est fini. J’ai organisé ma disparition avec soin, du moins, le croyais-je. J’avais pensé à tout, au moindre détail en me coupant le doigt et en emportant un escarpin afin que l’on imagine un enlèvement ou un meurtre. C’est fini, répéta-t-il.

Marvin suait d’effroi, Jayby déglutissait difficilement.

 

Soudain, les liens se desserrèrent. Une détonation suivit leur libération. Henri Desmoulins gisait dans une mare de sang, un trou sur la tempe droite.

 

***

Le mercredi, l’Arabesque rouvrit ses portes… pour les refermer. Desmoulins avait pris des dispositions avant son suicide. Ses directives étaient simples et sans appel. Le cabaret mourrait avec lui, il n’était pas question de chercher un successeur. Un repreneur n’aurait jamais managé son bébé comme il l’avait dirigé. Alors Henri avait pensé à tout, de ses chats aux employés, ses directives étaient claires. Une fois les comptes bouclés, ses salariés auraient droit à un pourcentage selon leur ancienneté, et Jayby à un bonus en fonction du calcul.

 

Roxanne pleurait dans les bras de la privée.

— Il va nous manquer. On l’aimait.

— Son dernier souhait était qu’on finisse en beauté. Alors, ce soir, Roxanne, on va tout donner.

— Vous chanterez pour lui ?

— Non.

La femme à tout faire releva les yeux, interloquée par une telle réponse. Jayby expliqua :

— Je chanterai pour eux, pour Hélène et pour Henri. S’il n’a pas pu choisir son camp, il avait du talent en tant que chanteuse et en tant que directeur. Ils le méritent.

— Pourquoi a-t-il abandonné ? Il nous a abandonnés.

Les deux femmes s’étreignirent, puis chacune vaqua à ses occupations en attendant l’heure du show.

Un coup frappé à la porte sortit Jayby de ses pensées moroses. Elle n’aimait pas la fin de cette enquête. Maintenant qu’elle connaissait de bout en bout le vécu d’Hélène et d’Henri, une angoisse se logeait dans son cœur.

 

***

 

Hélène, jeune fille de bonne famille ne trouvait pas à se marier parce que son physique trop masculin n’attirait pas les hommes plus enclins à poser leurs yeux sur une silhouette fine et féminine. Depuis son enfance, elle se sentait différente, plutôt attirée par les femmes que par les hommes, mais sans se sentir l’âme d’une lesbienne. L’idée de s’acoquiner avec une femme en l’état la révulsait. Son corps était son pire ennemi, ses seins la dégoûtaient, ce vagin la repoussait. Elle se déguisait souvent en cachette, mettant une boule de coton sur son pubis imitant un phallus. Là, son vrai soi apparaissait. Alors, à l’âge adulte, elle décida mentalement de franchir un cap et se travestissait les soirs. Elle adorait l’ambiance des boîtes de nuit, la folie des paillettes, les tours de chant tourneboulaient son esprit de jeune femme. Elle passa de nombreux castings afin de décrocher un contrat de chanteuse. Ayant eu une éducation musicale poussée, elle en était capable. Mais encore son physique la torturait. Les producteurs admettaient que sa voix valait de l’or, que sa tonalité était magnifique, mais qu’il y avait trop de travail côté image de marque. Baraquée comme un haltérophile, trop grande, pas assez mince…

Bref, Hélène prit le parti de jouer sur un autre registre. Diplômée d’une école de commerce, son projet d’ouvrir un lieu de spectacle grainait. Elle appela ses connaissances afin de récolter des fonds, supplia ses parents. Ces derniers, trop rigides, trouvaient son intention digne d’une débauchée. Un cabaret ! Les Sorelle ne cautionneraient jamais une telle folie.

Alors, Hélène enfourcha sa petite voiture, et se rendit en Belgique. Sa halte au plat pays lui permit de nouer des relations dans les clubs transgenres. Ici, elle évoluait sur scène comme elle l’avait toujours rêvé. Sa prochaine étape était de devenir enfin ce qu’elle était vraiment. Un homme. Là, elle franchit la frontière suisse où les lois sont plus souples en ce qui concerne le changement de sexe. Un petit pécule accumulé lors de ses shows paya la chirurgie, les séances de psychanalyse, etc.

 

Henri était né.

Il tenait à prendre sa revanche dans son pays d’origine, dans sa ville, proche de ses parents. Ce fut à une rue d’eux qu’il ouvrit l’Arabesque. Seulement, la première année n’augurait pas un avenir radieux pour le nouveau Desmoulins. Le cabaret n’avait pas le succès escompté, les entrées au compte-goutte n’absorbaient qu’une partie des dépenses. Plus question d’emprunter pour embaucher une figure emblématique, il fallait donc trouver une solution alternative. Et ce fut à ce moment qu’Hélène entra en scène. Il avait choisi de garder son véritable nom de famille, juste pour emmerder sa famille. Il imaginait les commérages, les ragots qui circuleraient dans Paris. « Sorelle ? Comme la chanteuse de l’Arabesque ? »

Avant son audition, Henri lui avait construit une vie, loué un appartement avec deux chats, avait créé un site qui vantait ses talents de chanteuse de cabaret. Il avait même été jusqu’à imprimer des affiches qu’il avait placardées ici et là dans des villes de province, en Italie, en Espagne. Il photographiait ses images annonçant des concerts fictifs. Sur le net, on lisait que la grande Hélène Sorelle jouait à guichet fermé où elle passait. Et les commentaires allaient bon train. La chanteuse avait un fan-club, paraît-il, ses groupies la vénéraient.

Le grand jour n’avait été qu’une simple formalité. Le plus dur restait à venir. Comment combiner les deux identités sans se faire démasquer ?

Heureux de voir que son affaire roulait, Henri parfaisait le rôle d’Hélène à mesure du temps. On apprit que la diva était accro aux chaussures, que son pire défaut était sa tendance à mettre du désordre, contrairement à son double masculin qui avait un penchant pour la maniaquerie.

L’Arabesque remontait la pente, les caisses se remplissaient, les plus hautes figures se précipitaient les soirs. Elles se donnaient rendez-vous pour signer des contrats dans une ambiance décontractée ou juste pour prendre un verre. Rien n’entravait ce bonheur sauf la force de continuer à incarner ses deux fonctions pour Desmoulins. Il arrivait à la cinquantaine, et les semaines de soixante-douze heures pesaient sur ses épaules. Maintenant que son bébé naviguait seul, il devait évincer Hélène et chercher une autre égérie. La mise en scène d’un enlèvement coupait court aux rumeurs naissantes sur la relation entre la chanteuse et le patron. Cela devenait un problème depuis quelque temps, un jour ou l’autre, il aurait fallu légitimer leur union parce qu’il faisait croire qu’elle se rendait dans son bureau le soir tandis qu’en réalité, il revêtait son costume de directeur. Une porte dérobée entre son bureau et la loge contribuait à faciliter la tâche.

Il avait tout prévu sauf qu’une privée et un flic ne lâcheraient pas le morceau.

 

***

 

— Toc toc, la reine du bal est prête ?

Marvin tendit un énorme bouquet de roses à Jayby, ses lèvres la frôlèrent ; les sens de la privée frisaient la démence. L’amour. Elle n’y avait jamais goûté de cette façon, la même qu’elle dénonçait en rigolant devant les courbettes des hommes attentionnés croisés dans des restaurants. En fin de compte, elle jalousait ces femmes, mais le taisait.

C’était bon de se faire cajoler.

— Tu es superbe, ma Jay, cette robe, c’est une tuerie.

— Tu aimes ? dit-elle en tournant sur elle-même.

— J’adore ! Elle moule ton petit cul, hum…

Les mains de Marvin pétrissaient le postérieur tandis que sa bouche dévorait le cou de sa privée favorite.

— Tu vas me faire un suçon, stop !

— Comme ça tous les hommes sauront que tu n’es pas libre.

— On s’envoie en l’air une ou deux fois, et pour toi, on est maqués ?!

Une ride d’inquiétude fronça les sinus du flic.

— Dis donc, l’amour t’ôte ton sens de l’humour, le charria-t-elle.

— Viens là, vilaine fille…

— Rhô, vilaine fille, tu veux des preuves ?

— Exactement. Tu m’en fourniras quand tu auras chanté.

 

Sous un tonnerre d’applaudissements, Jayby commença à charmer son public avec « Physical », chanson très appréciée des messieurs. Elle interpréta plusieurs autres chansons et tira sa révérence.

La salle, émue aux larmes, rendit hommage à Hélène/Henri.

 

***

 

Le soir suivant, au 36 quai des Orfèvres, Marvin fêtait dignement la clôture du dossier « Hélène Sorelle », non sans un pincement au cœur. Tant de souffrances et d’énergie pour renoncer à son rêve. Il en avait vu des histoires sordides, des affaires de mœurs si déchirantes que sa carapace de policier s’était brisée, mais celle-ci laisserait une trace indélébile.

 

— Jeanne-Belle, mon petit chou, clama le commissaire, venez par ici fêter votre victoire. La police française est fière d’avoir des partenaires tels que vous. Avec Bolt vous formez une équipe de choc. À vous !

Jay fit comme chez elle, elle l’était de toute façon ici, et s’assit sur les genoux de Marvin, chose qu’elle avait l’habitude de faire. Les collègues ne s’en formalisèrent donc pas, sauf le commissaire qui pressentait qu’aujourd’hui, leur complicité avait changé. Il échangea un regard entendu avec son subalterne.

 

Les deux compères repartirent ensemble.

 

Ce soir, Marvin sortait le grand jeu, il avait commandé une table au Jules Vernes. Grâce à ses relations, il l’avait eue en moins de quarante-huit heures.

Au sommet de la tour Eiffel, Jayby souriait à belles dents. Elle était heureuse, tout simplement. Le couple attirait les regards sur leur passage. Un grand brun baraqué, et à son bras, une bombe blonde vêtue d’une robe noire très ajustée soulevaient des commentaires, notamment ceux portant sur l’affaire. Les journalistes étalaient la vie des deux super stars à coups d’articles élogieux. Les talents de chanteuses de la privée ne passaient pas inaperçus, certains demandaient un autographe, et elle répliquait qu’il ne s’agissait que d’une couverture afin de démasquer le coupable. Mais les gens insistaient, tendant bout de papier et stylo. L’engouement se tasserait avec le temps, décrétait-elle en se pliant aux règles du jeu.

 

— Merci, Marvin.

— De quoi, mon cœur ?

— De me considérer comme une vraie femme, pas comme une…

— Chut, lui interdit-il de continuer sur sa lancée. Pour moi, tu as toujours été une vraie femme. Une femme forte. Je ne veux plus t’entendre prononcer pareilles choses, plus jamais ! OK ?

— Compris, chef.

Elle plaisantait, mais l’émotion l’étrillait. Grâce à Marvin, la pute s’envolait pour de vrai.

 

La fin de la soirée présageait autant de bonheur que le début. Le flic de charme n’avait pas lésinait sur les frais. Une magnifique chambre d’hôtel les accueillit.

— Nous aurions pu aller chez moi.

— Ici, les murs sont insonorisés, rit Marvin.

Ses lèvres entreprirent de butiner sa belle Jay allongée sur le lit. Il ne se priva de rien, ni de lui donner du plaisir ni d’en prendre.

Il papillonna sur le corps de sa déesse frissonnante, s’arrêtant de temps à autre pour l’admirer. Sa beauté le captivait, et maintenant qu’elle était à lui, sa fierté décuplait.

— Tu permets, l’interrompit Jayby, prenant la place dominante.

— Oui, grommela-t-il peu avenant.

Toutefois quand elle détacha sa ceinture et glissa ses doigts habiles dans son caleçon, il se tut. Elle le déshabilla lentement, entretenant un soupçon de flamme pour mieux allumer le brasier. Nu comme un ver, Jayby le détailla, la gourmandise pointait dans ses iris bleus. Elle s’agenouilla aux pieds du lit devant les jambes pendantes de son flic adoré, et enfourna son gland profondément dans sa bouche. Un soubresaut de plaisir le saisit, jusque-là, il avait exigé  qu’elle obéisse lorsqu’ils faisaient l’amour, justement parce qu’il anticipait ce traitement de choc. Elle suçait son membre dressé avec délicatesse, et changeait de rythme vélocement, si bien qu’il n’arrivait pas à déterminer si la prochaine succion lui arracherait un cri de plaisir ou un gémissement de désir. Il abdiqua, abandonnant sa jouissance à sa maîtresse qui maîtrisait cet art.

Les bourses saturées, il était temps de passer à l’action. S’arrachant de la bouche goulue, il attrapa la tignasse blonde d’une main ferme mais aimante pour reprendre les commandes. Jayby entrait en transe lorsqu’il s’attaqua à son bourgeon. Sa langue allait et venait formant des cercles fermés.

— Viens, s’il te plaît, supplia-t-elle.

Marvin l’embrassa passionnément et se réfugia dans sa caverne trempée. Sans rempart, il éprouvait l’exquise sensation de sentir la chair de sa belle Jay contre la sienne.

Une ultime poussée les emmena vers les cieux.

Essoufflés, béats, le sommeil les happa jusqu’au petit matin. Leur appétit sexuel sans limites offrit à l’un et l’autre le loisir de tester des positions abracadabrantes. Des fous rires ponctuèrent leurs rapports, surprenant Jayby. Avait-on vraiment le droit de rire en faisant l’amour ? Apparemment, les codes changeaient quand les sentiments se conjuguaient au sexe. Elle fut ravie de l’apprendre, cet aspect de la vie de couple lui plaisait. C’était simple, naturel, sans artifice contrairement à ses expériences de prostituée ou même plus tard dans sa vie nouvelle.

 

Dans l’après-midi, ils quittèrent la chambre et se rendirent chez la privée.

Avachi sur le canapé, Marvin caressait les cheveux blonds de sa nouvelle petite amie attitrée reposant sur ses cuisses.

— On est vraiment de gros machos qui amènent les femmes à vouloir devenir des hommes ?

— Non, pas tous, toi, par exemple, tu fais l’effet inverse, pouffa-t-elle en venant l’embrasser sur le coin des lèvres.

— Jamais un disparu n’est reparu et s’est suicidé devant moi, alors excuse-moi de me questionner autant.

— On a parfois l’opportunité de choisir, et on opte pour le mauvais numéro.

— Un jour, tu me diras pourquoi tu étais sur le trottoir ?

Elle fit semblant de dormir subitement, et retint son chagrin.

 

Le passé s’enterre sous un amas d’années, malgré le temps qui passe, des branches de votre vécu ressurgissent inexorablement.

 

Affaire à suivre…

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